FELIX Tristan (extraits)

DISSONANCES #31 | DISGRESSION
Clown de mes deux !
« Pourquoi, comment devient-on clown, bonne mère ? Digressons par la voie personnelle puisqu’il y a dix ans, dans le Cotentin, je le devins, un soir de nouvel an, entre cinq amis d’une compagnie de théâtre étrange, Le Pergonicaspop, rompue aux improvisations de toute espèce. L’être humain n’est-il pas invention inconsidérable ? Les faits : à la faveur de quelques verres mais surtout d’un auditoire ouvert à toutes les extravagances, je m’emparai, comme jamais de façon si décidée, de quelques objets, verre, corde, fourchette, couvercle, écharpe, bûche, que sais-je, et m’engageai dans un délire animiste et métaphorique qui donnait une vie imprévisible aux objets comme aux êtres humains, mes amis, témoins et complices. Les premiers rires m’encouragèrent au délire le plus débridé et la crise dura deux heures. Le lendemain, mon amoureux me déclara, comme une flamme, que je devais devenir clown. Il m’apporta même une martre morte et toute tiède encore de l’abrutissure d’un chauffard, en guise d’allégeance au clown ou au contraire d’adoubement.
Et ma mère dans tout ça ? La voilà – qui ravaudait, quand nous étions gosses, nos nounours éventrés en chantant un chant d’oiseau, tendait un ring de boxe le dimanche autour de la table, avec des spaghetti noués à nos poignets, nous déguisait en dragcouines avant l’heure pour que nous allions épouvanter les passants dans la rue les… »

DISSONANCES #27 | ORGASMES
À corps perdus

« – Hors ma vue, résidu de culbute ! Pas d’histoires entre nous. La mort n’en a pas. Tu tripotes encore la vie, avec tes gants de vierge moite. Essaie-les en peau de verge retournée, tu pâliras. Il ne faut avoir d’yeux qu’en face des trous mais toi, tu ne l’as même pas creusé ton trou. Tu en es à racler ta première couche. Disparais de l’orbite ou baise ton ombre. Ce conte, véridique du haut jusques en bas tue qui s’y frotte.

Il ne s’adresse pas au lecteur blasé qui n’y trouvera qu’une nouvelle source d’ennui tant il est vrai que l’embrasement des chairs mortes, depuis l’Eden, lasse. On se plaît à faire la fine bouche contre la fleur grouillante d’une chatte ivre et l’on ne goûte plus la sanie qui coule de couille. Sur la béance décomposée on laisse choir une moue.

Le vicelard insatiable dont l’accouplement de cadavres violâtres altèrerait la sulfureuse expérience, est prié de quitter la page. Pas le plus petit gland de vice sous la… »

DISSONANCES #26 | ANIMAL(S)
Courants animaux

« Baleineau d’un petit jour, largué de mère écrabouillée, par un très beau bateau broyeur. Tu laisses une mante écarlate dans l’eau, ton premier fichu de mort. Tu as quarante-huit heures pour t’en retourner aux débris de la mer, le temps d’épuiser ta toute mince graisse, parce que du lait tu n’as qu’un souvenir brûlant d’arrachement. Longtemps la dernière goutte a flotté comme une résistance à l’immensité. Baleineau d’un petit jour, largué de mère écrabouillée.

Echoué dans une baie d’humains, sans autre fond que l’or d’un sable d’artifice. L’été, dans l’ivresse de l’ennui des corps, les gorges transpirent, ensuquées par le champagne : on rêve d’une cervelle de singe à la coque, d’une peau de raie vivante. Le froissé des soies vacantes délivre une soif de neuf, un goût d’avant la vierge éclatée, celui du tendron fluide de l’enfance. A portée de serres, un petit de vingt-cinq tonnes.

Moins que quarante-huit heures. De savants naïfs, dans leur laboratoire flottant, distillent l’… »

DISSONANCES #24 | LE MAL
Le furet (ou comment saigner la tendresse)
« Sous la cloche des Halles, basse panse en plein cœur de Paris, le laboratoire souterrain de la déviance est sous contrôle ; l’organisation idéale de toute la violence, fondée sur la frustration. Dans ce labyrinthe mortifère obstrué par les ganglions de la richesse impérative, il suffit d’un coup de cutter pour fluidifier les tensions. Le corps obtempère en sous-sol et l’air électrique véhicule son néant. On y vient des cités de la banlieue nord, de Saint-Denis, de Stains, du Stade de France ou d’ailleurs, pour la guerre quotidienne, la traque des filles, le business ou le full contact avec l’espèce humaine.

Dans certaines caches du forum, au bas de marches cirées où peine à veiller une clocharde en loques, de jeunes danseurs s’exercent à des voltiges et des fantasmagories urbaines. Parfois Bob Marley ressuscité entre deux portes de verre, les locks chenues et les mains sèches comme d’une momie noire sortie des sables, attend à distance des tourniquets que le vide enfin se fasse — de ses veines à celles, gonflées, des chiens de l’ordre et du… »

DISSONANCES #22 | RITUELS
Autel d’une dépouille vive

« Elle avait donné son corps à la science comme elle se serait donnée au miroir de l’universelle déraison. Elle s’était, vivante, peu à peu révulsée, fleur possédée par la croupe menaçante d’une ombre. Tout son collier défait, sous la châsse de verre du musée des lésions de l’anatomie, elle l’offrait à la minutie profane des grands chiens errants de la connaissance, aux yeux si jaunes, aux bosses affleurantes sous le front, aux grands gestes sous des manches lustrées. Chacune de ses perles à elle contenait en secret un œuf d’impuissance, qu’il importa au passant de fortune de couver en le giron de son extrême dénuement. Orphelin de lui-même, ce corps entra en lui comme en la dépouille nouvelle d’un mage. Il sut lire au travers, comme irradié.

Fléchis les genoux pour être à hauteur de la femme aux os mous.
Lèche à la bougie un peu du cœur de ce corps désanfanté.
Dans le dos ses jambes ont glissé vers sa nuque déhanchée ;
Pliée dans son écrin d’os, elle attend ta... »

DISSONANCES #19 | IDIOT
L’idiot
« Lui seul est capable de rien qu’occuper le trou de sa conscience,
s’imprégner en toute innocence de sa larve blanche.
Lui, déduit de toute idée, sa désertion native l’absout.

Les huit faces de la cellule sont blanches ; leur surface est lisse et brillante avec, par endroits, de petites aspérités dont la pointe est légèrement ternie. Les parois étant toutes les mêmes, le plafond ne se distingue du sol que par une présence verticale, les pieds en bas, la tête en haut. Il n’est pas aliéné. Il n’est pas en quarantaine. Il n’est pas assassin. Il n’est pas un monstre scientifique. Il n’est pas à torturer. Il n’est pas intéressant. C’est pourquoi l’idiot est observé à travers le miroir sans tain de son alvéole.

Pour le moment, il se tient debout, les deux mains le long des cuisses. La main droite est légèrement plus épaisse. La peau en est blanche, veinée. Elle porte au majeur une chevalière dont on distingue de biais l’initiale I. Le poignet gauche est nu de montre. Ses yeux mi-clos regardent entre ses pieds écartés de la largeur des hanches, légèrement en éventail. Il porte des chaussures de toile grège dont les lacets sont lâchement noués. Il est vêtu d’un pantalon de coton gris perle sur lequel pend une tunique blanche un peu… »

DISSONANCES #18 | ENTRAILLES
L’entaille de Pierre

« Sous la chemise de haire, un picotis de saillies sanguine dessinait entre des pans de peau laissées inermes par l’usure de la chèvre, une guipure secrète dont le pénitent filait en rêve l’entrelacs, en offrande à une Vierge qui, rognée par huit siècles d’humidité, résumait à elle seule l’idée confuse et avortée qu’il se faisait de la féminité. Ne subsistait de la statue qu’un losange étiré de pierre laiteuse, retenu encore ici ou là par les plis d’un drapé naïf dont on ne savait plus s’il était le souvenir d’un voile ou celui de la peau d’un visage chagrin.

La douleur renouvelée du silice inventait peu à peu la dentelle d’un désir, jusqu’alors ligoté par la culpabilité innée et sans objet qu’attisait une croyance folle, éperdue, en la vie éternelle. La honte de vivre, crochetée par un rictus autoritaire, était la seule femelle présence dont Pierre s’était permis la fréquentation. Et voilà que par une volte caprine, la chair mortifiée, encouragée par l’endurance, désobéissait miraculeusement, rongeait gaiement les barreaux de sa geôle glacée, laissait pénétrer un air non vicié, un air chatouillé de… »