DISSONANCES #46 | FRAGILE
presque fanée
« une fenêtre grande ouverte
des restes (de repas d’illusions de santé)
des traces de poussière sur les meubles
une auréole de crasse noire aux ongles
aussi des crabes morts sur les plages
taches d’encre
brûlure au pouce et à l’index de la main gauche
un bruit de tracteur
nulle transcendance
non plus
commencer par non plus
pas de tentative idiote d’… »
DISSONANCES #46 | DYSCHRONIE
Hiver 2023
« 1er septembre : La réforme des retraites entre en vigueur. Peu réjouissant pour les Français encore en activité qui voient l’âge légal de départ porté à 64 ans. Français, encore un effort si vous voulez être Républicains, écrivait Donatien Alphonse François de Sade dans un texte politique qui fustigeait entre autres les inégalités.
3 septembre : Le président des Restos du Cœur alerte sur les grandes difficultés de l’association (171 millions de repas distribués en 2022-2023 contre 142 millions l’année précédente) : « Si nous ne faisions rien, même les Restos du Cœur pourraient fermer d’ici trois ans. »
4 septembre : L’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES) publie un rapport qui évalue l’importance des espèces exotiques envahissantes. Ces espèces sont nombreuses – la jacinthe d’eau, le moustique tigre ou le frelon asiatique par exemple – et se développent avec une telle importance qu’elles provoquent l’extinction d’autres espèces.
8 septembre : Un séisme d’une grande magnitude frappe Marrakech et sa région. Très vite des images de désolation à la télé. Le monde est un spectacle, surtout le… »
DISSONANCES #45 | TOXIQUE
Dimanche soir, face B
« comme une fleur, un fruit vénéneux, comme les corps suppliciés, la fièvre, les alcools tempestifs, comme une très noire magie, une purulence, lente gangrène, suppuration, pluie acide
le scalpel de la pensée balafre
regarde les mots qui suintent, presque on en sent la détestable odeur, ça dégouline et pue, étourdit, suffoque, protège-toi, mets le masque, bouche tes oreilles et tes narines, enfile des gants, ferme les yeux, sois mort et pur et silencieux
qu’on me donne une autre coupe de vin
car même l’ironie me souille les sangs que je ne puis me ronger – tel un os où s’attache encore une guenille de chair en décomposition, l’humus d’une tombe sur laquelle on jette de mauves phlox qui vont s’y faner, se fondre avec le terreau où de voraces lombrics mènent leur carnaval de… »
DISSONANCES #44 | SILENCES
Et le bruit finira
« Je vais tomber. Tais-toi. Les ciels. Les ciels ! Pas besoin de parler. Tais-toi. C’est ce que je dis. Mais j’ai du mal avec mon futur : les ciels, quand le soleil ivre-mort sombre rouge derrière les hangars, ou ces camaïeux gris bleus, sans moi. Tais-toi. La violence aussi, dont la corde trop tendue se rompt et fouette au hasard les visages, ô l’insatiable jeunesse, la flèche envolée vers aucun but, dans l’ivresse de sa course dans le vide. Éternellement suspendue. Tais-toi. Tais-toi. Ce souffle à peine dans les palmes – et la mer mal dite, parfois caressante, parfois hargneuse comme des stridences de guitare. Sommes-nous ? Baobabs qui nous ont ébahis en dehors des allitérations, serpents fascinants, peaux, fumées, montagnes, dans le fracas des yeux, la vase du souvenir : sommes-nous ? Tais-toi. Mais tais-toi ! Comme un mot à un autre mot ajouté, comme une plainte ou une extase, une averse attendue – cependant les paupières tombent (comme je tombe) – chuchotis à peine des ténèbres (mourir tout bas), mais le jour point. Comme sur la pierre sacrificielle, la tête sur l’oreiller posée. La flamme d’une bougie vacille et le peu qu’elle éclaire s’en trouve embelli. Bouvreuils, chardonnerets, dripping de Jackson Pollock, un air marin enveloppe et… »
DISSONANCES #43 | TRANS-
Asmara (transfuge)
« La Peugeot 305 est une automobile familiale produite par le constructeur automobile Peugeot de 1977 à 1989 à Sochaux (Doubs).
La Peugeot 305 Série 2 break se glissait beige dans la nuit qui restait douce – environ 15° C pour ce que j’en estimais, mais toutes sortes de circonstances pouvaient m’induire en erreur, la moindre n’étant certes pas mes sens altérés par la prise de psychotropes dont l’effet neutralisant irradiait déjà doucement dans tout mon corps.
La guerre avec l’Éthiopie avait repris l’année d’avant : conflit quant au tracé de la frontière… Des MIG 21 s’étaient aventurés jusqu’à la capitale pour bombarder l’aéroport. Réplique efficace de la DCA érythréenne, mais c’était plutôt tout au sud du pays, sur la ligne de front, qu’on passait de vie à trépas.
Les psychotropes sont des médicaments possédant une propriété dont l’action se fait spécifiquement sur l’activité cérébrale. Un couvre-feu est une interdiction à la population de circuler dans la rue durant une certaine période de la journée, qui est… »
DISSONANCES #42 | CHAMPAGNE !
Cul-de-sac
« J’ai reçu un courrier de quelqu’un que je ne connais pas. Dans cette enveloppe, étrangement, il y avait juste une photo. Est-ce bien normal d’envoyer sa photo aux gens, comme ça ? C’est la photo d’une femme. Assez déshabillée. Je suppose que c’est elle qui m’envoie sa propre photo. C’est une photo noir et blanc. Une femme que je ne connais pas m’adresse son corps en 25 Asa ou quelque chose comme ça. On a volontairement coupé la tête au cadrage. Pas de visage. Un corps seulement, poitrine nue, bas et porte-jarretelles, chaussures à talons. Bof.
Nonobstant…
Ça intrigue.
C’est elle qui a pris la photo. L’appareil est équipé d’un retardateur de déclenchement. Ça aussi, je le sais. Je dis « bof » pour la panoplie convenue : porte-jarretelles, escarpins, etc. Je ne parle pas du corps ; stéréotype de corps de toute façon, puisque sans visage : longiligne, fin.
Bas et porte-jarretelles noirs. Noires chaussures. Les seins sont plutôt petits. Fermes et ronds évidemment. Pas de… »
DISSONANCES #41 | OPIUM
Lijiang, avril 2005
« on ignorait qu’ici on pût encore poser la tête sur l’oreiller de bois, tirer sur le tuyau de bambou
on aspire, on flotte, on se sépare de soi au ralenti
on regarde passer les camions bâchés, la poussière qui retombe, la Chine à l’horizon barré de montagnes
on sirote un thé clair et la fatigue, on écoute les enfants, les oiseaux, la rivière
au coin une robe parme disparaît, on passe sur les ponts
on remarque, peints sur les murs d’un temple, une hirondelle et des… »
DISSONANCES #38 | FEUX
Imprécation
« enfermé dans un parallélépipède rectangle c’est-à-dire une chambre ou un salon emboîtement de petits pavés qui constituent ce qu’on nomme appartement fenêtres ouvertes sur le froid pour le cri ou contre l’humidité de la lessive mise à sécher foutre le feu à tout ça à l’étagère qui contient quelques livres et des documents administratifs au plancher qui craque aux cartes postales alignées sur la cheminée condamnée s’envoler avec les rauques corneilles passionnément oh s’envoler flammèche soi-même irradiant brièvement plutôt que seulement consumé tchac tchac tchac cependant que la vaisselle prend la poussière et qu’un fond de vin rosé croupit dans le verre – où sont les caravelles au bois vermoulu bercées par le clapotis, où le sommeil plein de rêves de conquêtes fières ? qu’on m’approche le phosphore et les allumettes nom de dieu catéchismes cuisines équipées pensions de retraite zioup cramés je me couvrirai des cendres de tout cela pour marcher nu vociférant des blasphèmes n’entendez-vous pas bourgeois de la rue Saint-Étienne
prolétaires de tous temps et tous espaces n’entendez-vous pas sempiternels Papous le crachotement terrible du dragon je réclame les allumettes pour ma… »
DISSONANCES #34 | TRACES
Labiles cicatrices
« feu libre de manger le bois la sciure des fourmilières yeux pour regarder l’incendie plumes aussi dans le tourbillon duvet blanc léger un peu de sang collé cinq roseaux graciles mal alignés œil encore pour regarder les foulques dans les herbes brûlure dard de l’abeille durcissement et rougeur à l’endroit de la piqûre mica poussière du chemin ronce agressive (la mort laisse des traces) odeur du sureau le poème est dispersé alentour crâne d’un petit rongeur dents os fins et très blancs le tout comme disposé là rat crevé desséché poil collé ricanement haut sur les gencives on (seing de disparition) en fait une lecture inquiète nid : 3 œufs tachetés nid dévasté coquilles brisées aux bords poissés du jaune de la vie sable souche nœud du bois les baies noires du buisson souche sable l’eau du fleuve fait des remous sur le bord galets dans la vase larmes sueur sel urine bruit d’un frétillement soudain fuite d’un lézard strates (stigmates) de l’ardoise épaisseurs de l’éclat un scarabée se hâte le pied pourrait l’écraser et ne (rien) prouver l’instant prend alors une consistance d’… »
DISSONANCES #33 | FUIR
S’évader encore ?
« bras, yeux perdus, gisant, j’ai tant fui, couché, j’aurais définitivement voulu une mort verticale, la fulgurance plutôt que cette lenteur qui ramène ses images, ce sépia d’une vie rouillée – kif // sur la plage de Tanger / jusqu’à faire péter la tête / scansion des falaises qui tournent, de la pipe / scansion de la fumée telle une scolopendre / kif // en compagnie de Christophe D. devenu criminel notoire ( ?) – mort lui aussi – et d’un pêcheur braconnier de rencontre
paragraphe bouclé
ce moment extatique et dangereux : l’arrivée de soldats – on ensevelit la pipe et le kif dans le sable ; Tanger mirifique quand on a 20 ans, sans avoir lu encore Paul Bowles ; dans le bruit des machines, en fond de cale du bateau qui va d’Algésiras au Maroc, je change du fric avec un mécano au bleu de travail barbouillé de cambouis, c’est un peu épatant ; faudra y retourner un jour, vérifier l’invérifiable, renifler l’odeur des fantômes dans le Petit Socco, boire la lie des… »
DISSONANCES #32 | NU
Le trouble
« Singapore Sling cocktail glacé au retour du bowling / L’orage quotidien d’équateur enfle sûrement dans l’air / Au dortoir du sixième étage la moiteur a pris le linge / Cinq dollars pour un lit / Quelqu’un dort qui doit être une femme / Des plaques de crasse sur sa peau de rousse / Les joues creuses les bras troués
Il avait écrit cela au retour. Une fois le voyage digéré. Il pouvait le relire sous l’éclairage direct de la lampe de bureau, comme s’il se fut agi d’un poème étranger ; de quelqu’un d’autre, celui qu’il avait été à ce moment-là, dans le dortoir de Singapour, avec ses placards métalliques qu’on fermait au cadenas. Il faudrait qu’il cherche des photos, pour convoquer ces instants-là, en quelque sorte attiser… Bencoleen Street. Immeuble avec ascenseur. En panne les trois quarts du temps. Singapore Sling – gin, cherry, jus d’ananas, citron vert – pour incendier la mèche qui passe dans les membres, la nuque, la tête. Pantalon qu’on désignerait volontiers par un pluriel pour faire plus britannique : des pantalons de fil grège, avec pinces et revers ; avancer d’un pas conquérant dans les incroyables corridors de l’hôtel Raffles… Il portait des pantalons clairs, larges, au pli strict, aussi une... »
DISSONANCES #31 | DÉSORDRES
Karl Marx ne m’est d’aucun secours
« torsion sont-ce encore bras visages dans les couloirs sortilèges marmonnés ah couloirs pour un lent glissement Cronos ricane c’est un endormissement l’hôpital prend tous les muscles la pensée elle-même simulacre paralysé liquéfié suis-je autant que le sont les autres pour moi énigmatique inquiétant dans le très faux repos
le pire des supplices l’éternité à traîner des pieds dans corridors circulaires l’éternité pareillement circulaire où l’on croise les mêmes gueules ravagées la fatigue de vivre l’incessante soufflerie des âmes et des machines à ventiler comment arrive-t-on à couturer la minute précédente avec la suivante syncope
dehors replie ses ailes j’attends le toboggan du sommeil finies les images j’attends le poids des couvertures sur la presque mort de longs clous fichés dans les os torsion de ça mal dit le froid prend d’abord les mains on voudrait s’étrangler avec ses propres nerfs sale tricherie de littérature plutôt une doucereuse pulvérisation je ne fais défaut qu’à moi-même j’y vais
couloirs répétés pleurs et cris couloirs indifférents cigarette l’attente du... »
DISSONANCES #30 | QUE DU BONHEUR !
La trajectoire du papillon
« Le mot qui dit la chose la sort de l’indistinct, la désigne dans son existence reconnue. Je me l’approprie. Dans le même temps, la nommant, je l’accouche et m’en éloigne définitivement. Je ne sais pas. La poésie serait le chemin qui serpente entre ces incertitudes, un point d’interrogation.
Un coq.
Chante à la lune,
à la nuit tropicale,
à son plaisir d’être coq.
Trois heures du matin :
ma fatigue relie l’Asie et moi et le cosmos.
la pluie
( c’est le poème )
j’avais suggéré ce… »