GUILLOTEAU Isabelle (extraits)


DISSONANCES #42 | DI(S)GRESSION
HFT : confessions d’une everteen

« Tu voudrais qu’il y ait des ascenseurs au fond des précipices. Été 84. J’ai 16 ans, l’âme en berne et le goût du néant dans les veines. Il faut pas rêver d’une tornade, ici les jours sont tous pareils. Si rien ne se passe, j’abrégerai ma vie terne à mon prochain anniversaire (on est très sérieux quand on a dix-sept ans). Mais un beau soir, sur le chemin d’un café tapageur de bord de mer, une mélodie s’élève au-dessus de la clameur et une voix me parle, me happe, me transporte : Hubert-Félix Thiéfaine. Sur le juke-box, les arpèges de Mathématiques souterraines alternent avec les riffs de Narcisse 81. Il est minuit sur ma fréquence et j’ai trouvé la bande-son de mon existence. Plus tard dans la nuit, un initié me fait écouter Les dingues et les paumés sur un radiocassette. En un vers, la voix de Thiéfaine allume la mèche : la solitude n’est plus une maladie honteuse. Choc sismique, uppercut en plein coeur, soleil nocturne, première balise de ma mutation. Rien ne sera plus jamais comme avant. Sans en comprendre les paroles, je prends tout de ce discours d’inconscient à inconscient. Les mots donnent forme au magma qui bouillonne en moi. Je suis ce soleil qui cherche un futur. Alors, dans une quête frénétique de sens, j’… »

DISSONANCES #42 | CHAMPAGNE !
La nuit promet d’être belle
« À la mémoire de Mariam, Khazal, Hadia, Mubin, Hasti et leurs compagnons, morts noyés le 24 novembre 2021

La nuit promet d’être belle car voici qu’au fond du ciel apparaît la lune rousse*. Rousse comme la longue chevelure de Mariam qui se pare avant de quitter Calais. Elle a monnayé son passage avec son alliance, troqué sa robe de mariée contre une balise GPS, mais elle a gardé son diadème. Il lui portera chance pour la traversée.

La nuit promet d’être belle pour Bach qui a remis son costume de noces. Il roule vers Douvres où il guettera le bateau dans les brumes du petit matin.

La nuit promet d’être belle pour Mathieu qui vient de quitter la maison d’arrêt et rembarque sur son chalutier, avec Damien, son matelot. Lui n’a rien enfilé de son plein gré. On lui a posé un bracelet électronique, sésame pour une libération conditionnée à sa seule… »

« DISSONANCES #41 | OPIUM
Ad Laudanum

« Huelgoat, 21 mai 1919. Ce matin-là, fatigué du mal mystérieux qui te rongeait sans fin, tu as quitté l’hôtel d’Angleterre pour ta promenade quotidienne, divagation rituelle et solitaire sur le sentier qui borde la forêt. Mais la mécanique de ton errance s’est soudain déréglée face au chaos d’où surgit la rivière – peut-être t’a-t-il renvoyé l’image fulgurante de ton propre désordre intérieur – et tu as rebroussé chemin vers ta chambre de convalescence. Excès de bile noire ou fuite illusoire, tu y as vidé ton dernier flacon de laudanum. Puis tu es reparti vers la forêt, revêtu de ta tenue d’officier de marine. Dans ta poche, un canif et Shakespeare, comme si tu t’apprêtais à livrer ton dernier combat, à prolonger ta survie en milieu hostile. En guerrier chancelant, tu as pénétré dans le sous-bois giboyeux et verdoyant, descendu l’amas ruisselant de grands blocs granitiques, guidé par le tintement clair de La Rivière d’argent. Habillée des saveurs d’opium, la forêt a progressivement ranimé ses légendes, comme si le laudanum révélait enfin le pouvoir magique que lui conférait son nom. As-tu voulu chasser tes cauchemars ou faire revivre tes rêves déchus de l’enfance ? As-tu cherché à atteindre La Mare aux fées, poursuivi par les sorcières de Huelgoat, pour… »

DISSONANCES #32 | NU
Libération
« Un demi-siècle sans revenir au village. J’y suis le fou, le détraqué, le fils raté. L’enfant qui a vu et s’est tu. Ici l’amnistie s’est muée en amnésie. Les plus anciens continuent de s’enfermer dans un mutisme complice dès lors qu’on évoque ce matin de juin. Toute ma vie il m’a poursuivi, hanté, détruit. Toute ma vie, j’ai cherché à le revivre, à le chasser. A combler les silences de l’Histoire qu’on m’avait reconstituée par bribes. Ecartelé entre mémoire et cauchemars. Hier, le maire a cru bon de m’appeler, par devoir envers son prédécesseur, mon père. Mourant.
J’arpente les ruelles de mon enfance jusqu’à la maison familiale, sans peine ni nostalgie, mais dans l’impatience de la libération, la vraie, enfin… Le vieil homme est allongé sur son lit, les yeux vitreux fixés sur le plafond. Autour de lui, des amis, des notables, des voisins qui se relaient à son chevet. Depuis trois jours, sa raison décline et il se dresse régulièrement, rempli d’effroi et d’agitation, comme s’il revivait les combats de la libération, cherchant à fuir ce matin de juin 44. C’est pourtant là qu’il nous faut retourner maintenant, ensemble, réunis dans le même cauchemar éveillé, main dans la main. Je demande qu’on me laisse seul avec lui pour profiter d’un... »

DISSONANCES #25 | LA PEAU
Sauver sa peau
« Depuis quand suis-je ainsi retranchée du monde, affamée, humiliée ? Il y a quelques jours encore, ma mère et mes sœurs tenaient le décompte des journées interminables à assembler des pièces au fond des ateliers, des nuits infernales à trembler sous les cris qui s’échappent des cachots. Mais leurs corps meurtris ont plié, la vie a capitulé. Je suis sans doute la dernière survivante de ma famille. Durant des semaines, j’ai aperçu mon père de l’autre côté de la frontière, ce rideau de barbelés qui sépare le camp des hommes de celui des femmes. Au hasard d’une corvée, trompant la vigilance des geôliers, nous avons pu parfois nous approcher l’un de l’autre, en silence, plonger dans nos yeux la détresse et la force. Des jours qu’il n’est pas reparu. Je continue de guetter, tente de le deviner dans les silhouettes fantomatiques depuis le point d’eau où… »

DISSONANCES #21 | LE VIDE
Diversion carcérale
« Tu as couru essoufflée tes talons écorchés par les pierres pourtant personne ne te suit mais la vie à tes trousses sait-on jamais une bonne raison qui te rattraperait un sauf-conduit pour l’errance une injonction pressante à garder les pieds sur la terre hostile
Tu t’es postée sur la crevasse jambes lacérées d’ajoncs reins cambrés sous les rafales cou arqué vers le levant ton corps tout entier défie la pesanteur et tu scrutes le vide devant toi
Tu connais la profondeur du gouffre l’axe et la force du vent le nom de chacun des écueils qui piquent l’horizon la formation des courants et le sens des dérives mais ce flot qui t’emporte tu ne le nommes pas ne le contiens pas tu ne saurais dire quelle douleur t’abîme ni même exprimer la raison de ta venue tu sais seulement que ta présence au bord du précipice est une évidence déjà inscrite dans ta chair
Pour un rien pour un rien de plus ou de trop pour ces riens qui s’ajoutent à la pluie des jours pour une nuit de plus à guetter l’aube tremblante t’élancer dans le vide fracasser ta carcasse lestée d’ennui déchoir tes rêves sur les... »

DISSONANCES #19 | IDIOT
Suites (il)logiques
« Tu as un mois. C’est notre premier tête à tête. Je suis un peu intimidé, inquiet à l’idée de tout ce qui pourrait arriver. Je suis ton père mais je ne sais pas vraiment comment faire… Ta mère a tout prévu : ventre plein, couches changées, tu n’aspires à rien d’autre qu’à mes bras qui te bercent. Tes yeux se fixent sur ma main qui joue les marionnettes. Du bout de mes doigts hésitants, je redessine tes traits, m’attarde sur la commissure de tes lèvres, chatouille ta fossette. Il me semble lire un sourire. Ta tête repose dans le creux de ma paume qui effleure le fin duvet de ton crâne. Ta fontanelle se soulève au rythme de ta respiration. Je suis impressionné par son aspect souple, malléable. Je sais la fragilité de cette zone, le risque lié aux chocs, tant que tes os ne sont pas soudés. Ta bouche soudain se tord, grimace et laisse échapper un cri. De quoi peux-tu souffrir ainsi lové dans mes bras ? T’aurais-je caressé avec trop d’ardeur ? Mes doigts t’auraient-ils pincé, serré ? Et s’ils s’étaient enfoncés dans ta fontanelle ? Comment savoir ? Si pour un geste de tendresse trop appuyé, j’avais hypothéqué ton avenir ?… Quand les médecins diagnostiqueront ton retard psychomoteur, je reverrai ce premier moment de complicité où j’ai osé une caresse. Je n’ai… »