DISSONANCES #43 | TRANS-
Caroline est morte
« Caroline à la robe éblouie de blancheur. Caroline, rejetée par la vague. On te l’a rendue lavée, déraidie de son sel. La robe. Mais ce ne sont pas là ses hanches aériennes. Posés sous le mannequin, dans cette pièce aux volets clos, les petits souliers verts sont vides, déformés.
Luxe économe de créole : la parure empèse, tout dégouline aux moiteurs fiévreuses. Quoi de mieux alors que cette mousseline de coton légère, qui tombe si bien sur les tailles décorsetées des tropiques, et grâce à qui tu la ravives. Simple comme on en mettait à Paris, au temps de la Beauharnais, et comme on n’en met plus, à la défaveur des modes ; gaines, jupes en cloches et manches ballons – ces damoiselles Renaissance n’osent encore la fraise au cou, mais ont du mal à se rendre sérieuses, déjà, dans les pleurs et malaises orchestrés. Caroline, dans son costume de vestale, était la tragédie classique ; sublime au soir fatidique, en Sapho précipitant du rocher.
Y penser et c’est l’écho d’un vent d’est dans la pièce obscure. Frégates, flutes, corvettes déferlant les voiles. Mille traversées d’océan qui te ramènent à elle. Chacun de ses mouvements recelait une abdication modeste, veinée d’élégance instinctive (noblesse de sang loin des… »
DISSONANCES #43 | DI(S)GRESSION
Gesamtkunstwerk (une soirée à l’Opéra)
« Adieu rivages de la jeunesse ! J’allais avoir vingt-huit ans et glissais par paliers très objectifs vers l’âge adulte. Certain de ne connaître bientôt que la plage intermittente des réductions chômeurs, je me faisais une règle de profiter sans envie du lot de « tarifs jeune » qui expireraient pour moi cette année, et notamment des places de dernière minute à l’Opéra.
Le programme ne m’enchantait guère – Le Wozzeck d’Alban Berg (1925), un schizo qui poignarde sa femme adultère et se suicide par noyade sur fond d’orchestre dissonant – mais je ne m’attendais qu’à un ennui léger et gratifiant pour ma fausse curiosité intellectuelle. Au lieu de quoi le hasard des places assignées me réserva une expérience paroxystique, inoubliable.
Dans la file d’attente de la billetterie, trois dames tissent des louanges au spectacle qu’elles n’ont pas encore vu, mais « Chantal » si, qui en a d’ailleurs pleuré. Niaises, euphoriques, imbues de leurs privilèges, elles sont sur l’autre rive heureuse, celle des « tarifs senior ». Je demande à mon voisin s’il a déjà vu quelqu’un pleurer sur de la musique atonale ; il a le bon goût de ricaner ; on nous lance des regards étonnés, très… »
DISSONANCES #42 | CHAMPAGNE !
Les bains de la Païva
« La grande bourgeoisie du second-empire bâtissait dans les quartiers huppés des cimetières d’imposants mausolées à vitraux, arcatures gothiques et grilles fastueuses ; ces petits temples post-romantiques résorbaient dans un clinquant pastiche de sacralité l’ennui de vies vouées à la Bourse, aux mariages arrangés, aux mondanités lugubres. J’aimais ces mausolées, caprices d’égos cossus, au temps où le visage boutonne et la voix grasseye. L’orgueil des notables, leurs passions mises à taire, transmigraient pesamment dans la pierre, pour hanter familiers, visiteurs, descendants, prétention d’une adorable vacuité, qui a tout à voir avec la poésie. L’hôtel que la marquise de Païva fit bâtir à cette époque, au 25 des Champs-Élysées, fait l’effet de ces mausolées, en plus grand. Et comment ne pas admirer l’essor de cette transfuge, passée des bidets d’hôtels de passe à de légendaires bains de champagne, dans l’étuve mauresque de son palais ?
Esther Lachmann, née à Moscou en 1819, mariée à dix-sept ans, décidant à dix-huit que ses charmes valent mieux que le salaire de son époux, abandonne un fils nouveau-né pour fuir à Istanbul et entrer au harem, puis à Paris, où elle… »