SCHLECHTER Lambert | Je n’irai plus jamais à Feodossia

Regards croisés sur Je n’irai plus jamais à Feodossia de Lambert SCHLECHTER
DISSONANCES #38

Ingrid S. KIM :
Je retournerai à Feodossia
Rare que je n’aie pas un avis tranché et quasi-immédiat sur un texte poétique. Subjectivité capricieuse assumée. Je fonctionne en poésie comme en amour : il faut que ça m’embarque, tout de suite, fort, et que ça tienne. Mais là : indécise.
C’est beau. De ça, je suis certaine. C’est beau. Houleux, entre la berceuse-vertige et la cascade,
mais paresseuse, en filet. Ça coule, ça tangue. La langue, le rythme, mais aussi l’idée, qui s’étire, s’ébroue, se replie sur elle-même, idée et langue en miroir qui s’interrogent l’une l’autre, forme et fond mêlés, « mobilisant immobilisant le mot cristallisation pour qu’une cristallisation se fasse ».
C’est beau, oui. Intelligent. Alors pourquoi cet agacement ? Peut-être, comme lui, « je me dis que je n’aurais pas dû commencer, le moment n’est peut-être pas assez propice, mon humeur n’est peut-être pas assez équilibrée ». Peut-être l’actualité me rend épidermique la lecture d’un journal, tout brillant qu’il soit, d’une espèce de journal du vide et de l’oisiveté, belle l’oisiveté, mais quand même, vide, qui se regarde le nombril, joliment, intelligemment, mais quand même, lire là, quand le choix du repli sur soi n’est pas sien, les relents de Narcisse quand le printemps foutu, quand l’angoisse au ventre – tiens Maman ne répond pas au téléphone tiens H. tousse tiens – lire « litote à propos de la camionnette », lire «  les tiges de persil, me dit-on, il faut être prudent, il peut arriver qu’elles aient un goût trop violent » quand mon persil au jardin là-haut où je ne vais plus, non, vraiment, là, non.
Je ne saurai retenir contre le poète mon humeur exécrable, ni ce timing déplorable pour le découvrir. Plus tard, je retournerai à Feodossia.

Jean-Marc FLAPP :
Allez Lambert !
Lire Le murmure du monde (collection de fragments née en 2006 – neuf tomes actuellement) c’est être soulevé (embarqué, promené…) par le pouvoir d’une langue parfaitement maîtrisée, jouant de tous les registres avec délectation, dont la limpidité l’égale en fluidité ; c’est voyager en bulle au
gré des fantaisies (et elles sont nombreuses !) de la pensée de Schlechter, la vivre du dedans en suivant ses méandres, toucher donc à l’instant (qui est la réalité) et à l’immensité des sensations offertes par le fait d’exister : c’est une expérience rare, et un sacré moment. Ce tome 9 ne déroge pas : on y est toujours autant et toujours trimballé (sur le tapis volant de ces « méditations, narrations partiellement documentaires, partiellement fictionnelles ») d’Amiel ou Hammershøi
à une petite cuillère lâchée dans un évier ou une coccinelle qui passe devant la page sur laquelle ça s’écrit, toujours très souplement, librement, drôlement… mais les dernières années ont été sans pitié : il y a eu l’incendie (les livres tout cramés), l’atroce séparation d’avec la femme aimée (et le deuil impossible : la plaie inguérissable de la mélancolie) et il y a maintenant le corps qui se fissure (la vieillesse qui point) et l’angoisse de mort que chaque jour qui passe justifie davantage (« vivre encore une nuit, cazzo, encore une nuit »), toutes ces dévastations et leur ressassement (comment faire autrement ?) conférant à l’ensemble (le livre comme la série) une tonalité et une dimension
(récentes chez Schlechter) d’urgence crépusculaire (« pendant que je trébuche & bascule, Orion trottine sur son éternelle orbite ») qui est encore plus de vie, de force et de beauté. Donc très impatiemment on attend le suivant.

Côme FREDAIGUE :
« Tant qu’il y aura de l’encre »
Avec Je n’irai plus jamais à Feodossia, Lambert Schletchter poursuit ses proseries et son dialogue avec le monde. Ce recueil de textes d’une page – d’une seule coulée pourrait-on dire puisque l’auteur ne rature jamais – tient autant du journal intime ou des essais (au sens que Montaigne donne à ce mot) que de la poésie. À l’intérieur des contraintes qu’il s’impose s’épanouit une écriture d’une rare liberté qui « thématise », comme une improvisation de jazz laisse se propager, s’entrecroiser les thèmes musicaux.
D’où cette impression de divagation, la raison raisonnante se trouvant souvent mise en échec par le jeu des réminiscences soudaines, des ruptures de ton : « c’est des intrusions dans ma tête, me vient
le monde, me viennent les mots, et tout cela se tresse & s’entremêle ». Le mouvement de la pensée et de l’écriture s’épousent, sautant d’une question existentielle à une remarque prosaïque, du bouton de chemise au néant. On s’y perd parfois, on peut trouver cela inégal, c’est le lot d’une
création où « le repentir n’est pas prévu dans le contrat », où ce qui prime est la vérité de l’instant vécu devant la page, avec son lourd poids de souvenirs, de lectures, et ce face à face avec le temps que Schlechter sait désormais compté : «  j’ai juste, pour écrire, l’obsession de la chute du temps le long des pages, de page en page. »
Lucide et profondément touchant, l’auteur nous livre les fragments d’une vie intérieure parvenue au seuil de son existence, celle d’un homme pour qui s’ouvre l’âge des dernières fois, jetant sur le papier « une ultime note éparse, avant que les étoiles s’éteignent ».

Julie PROUST TANGUY :
Per aspera ad astra
Plonger dans les proseries de Lambert Schlechter, c’est accepter de ne pas réussir à poser une « main mentale » sur la trame de son livre pour se laisser emporter par une phrase-monologue qui biffe, rature, entremêle des couches de sens (autant les cinq sensations qui tressaillent tout au long
de la lecture que les idées qui s’épousent, se dissolvent, se démultiplient follement)… bref, une phrase qui jouit de s’engendrer sans cesse.
Alors on vagabonde de résonances intimes (les voyages, les amis, «  la sauvagerie incontrôlée du végétal ») en références aussi érudites qu’hétéroclites : Walser, Musil, Rilke, Pinget, Michaux, Bouvier, Dickinson… apparaissent au gré des pages, papillons tutélaires de la bibliothèque naturelle de Schlechter. On se perd dans un rêve éveillé, on chemine à travers la conscience d’un homme qui suce goulûment la moelle poétique de son existence et en tire les ingrédients obsessionnels d’une alchimie quotidienne.
Mémoires intellectuelles et sensuelles, les murmures du poète explorent autant la «  permanente sournoise panique d’avoir à dire ces mots-là » (la vieillesse, l’usure du corps, la solitude, la mort et l’incendie) que l’inextinguible joie de créer sans cesse du langage pour célébrer la vie.
Semblable à « l’abeille, fidèle & insatiable  », Schlechter bifurque entre images, sons, perceptions et méditations pour générer et propager un miel poétique qu’on abouche fiévreusement, heureux de transcender « l’embrouillure & l’embarras » de la vie ordinaire et de se saturer de ces 198 « paumeries » délicieuses qui entortillent le cerveau et le laissent comblé, repu par ces « lascives franges de l’éternité ».

éd. Tinbad, 2019
230 pages
22,5 euros