Coup-de-cœur de Nicolas LE GOLVAN pour Matin de lumière de Jasmin LIMANS
DISSONANCES #41
« Je ne peux plus dire je » Car je est un mot fou, un moi si usurpable que personne n’y voit jamais larcin. Dire je, c’est se condamner à se faire illico remâcher dans quelques autres milliards de bouches : l’enfer. « Quelqu’un que je connais falsifie ma pensée – parle à ma place » Alors un seul remède : mâcher-marcher sa langue dans un « canto » virgilien, sostenuto. Et il est bien question ici d’un chant épique, l_o_n_g, éprouvant, mais pas éthéré : « Nous sommes tous des ombres portées / De la poussière et de l’amour en mouvement / Nous faisons ce que vous faites / Nous perdons notre temps en l’annotant ». Limans nous fait progresser les pieds nus dans la neige, traqués par la violence du je qui se soumet aux ordres de la machine et divague dans cette traversée – une anabase ? – de héros-limite, comme dirait l’autre. Non, je ici n’est pas bavard ; il va, voilà. Il souffle en créateur, s’édifie tout en s’hélicoïdant sur cette crête de soi : « je ne sais pas le ciel mais je sais le ciel que je ne sais pas / Je répète un mouvement dans la neige / Je parle dans mes pas ». Ici, rien n’est sec ni métaphorique : je n’a pas que ça à foutre de se regarder faire, puisque, justement, il est tout à se faire dans un processus sans rampe ni béquille. Un sommet : le passage des « Pendant longtemps » et leur litanie : « Je suis l’homme dégagé du je de l’idée du je dressée dans l’admiration de l’image animée je suis l’acte le passage la maîtrise de la forme je suis l’effort la reptation du nom et sa répétition ». C’est rare de surprendre la langue en train de vêler d’elle-même, indifférente et toute fumante dans un si bel écrin. C’est à y réfléchir longtemps avant de bientôt redire je.
éd. Exopotamie, 2020
180 pages
18 euros