LEFRANC Alban | Vous n’étiez pas là

Regards croisés sur Vous n’étiez pas là  d’Alban LEFRANC
DISSONANCES #44

Jean-Marc FLAPP :
Je serai ton miroir
Née en Allemagne nazie en 1938, top model à quinze ans, actrice chez Fellini, amante d’Alain Delon (dont elle eut un enfant qu’il ne reconnut pas), égérie de Warhol (qui en fit la chanteuse du tout premier album du Velvet Underground), compagne hallucinée de Philippe Garrel, menant erratiquement une carrière solo de grande prêtresse goth aux The End sépulcraux, surhumainement belle pendant un bout de temps, plongeant dans l’héroïne et s’y démolissant, finissant bêtement par une chute de vélo à même pas cinquante ans : le moins qu’on puisse dire de la très iconique Christa « Nico » Päffgen, c’est qu’elle fut un destin. Tragique, on l’a compris, et d’autant plus que voué à un total oubli (hormis quelques vieux fans, qui se souvient encore (je veux dire vraiment) de la Queen of Junkies ?) mais Vous n’étiez pas là est une incantation d’une rare puissance et donc vous revoici en Chelsea Girl zombie émergeant presque intacte d’« une des galeries de votre souterrain, un fourmillement de tendres seringues à votre portée, une veine immortelle coulant sur votre bras droit » pour rejouer sous nos yeux sur l’écran de ces pages vos vies d’ange déchu plus ou moins inventées (par vous quand vous viviez puis par l’auteur pour nous : « Baisiez-vous, ces années-là ? ce n’est même pas sûr, vous vous souvenez mal »), de Berlin sous les bombes au soleil d’Ibiza via Paris et New-York, Lenny Bruce, Morrison, Tobias, Baader, plein d’autres, et ce qui là-dedans tient du vrai ou du faux est-ce bien important ? C’est peut-être au contraire ce flou-même qui est bon. Et le sacré voyage à travers le miroir que nous fait faire Lefranc dans le monde révolu, magnifique et destroy, du Grand Cirque Rock’n’Roll.

Côme FREDAIGUE :
Banale icône
Nico, un prénom qui contient à lui seul toute la légende des sixties mais ne se résumait, pour moi, qu’à peu de choses : une voix sur un album, un visage dans quelques films : « La putain du bruit public dit : c’est bien peu, en cinquante ans de vie.  »
À lire Alban Lefranc, je serais pourtant tenté de dire qu’il manque à cette légende un véritable contenu. Nico ne semble qu’un songe creux, son destin est celui d’un corps (sa gloire et sa déchéance) et d’une époque (idem). Elle traverse le temps en figurante, femme satellite, froide comme la Lune et comme elle brillant de la lumière des autres, le pape du pop, Le Velvet, Morrison et consort. Au fil des pages s‘esquisse le portrait d’une muse déchue, moins inspirée qu’inspirante, qui incarne à merveille l’ambivalence de son époque : « vous aviez parcouru les coulisses de la machine à rêve […] et votre indifférence était une arme absolue qui vous ouvrait toutes les portes, et toutes les portes s’ouvraient sur une nouvelle pièce vide. »
Le livre peut séduire par sa tonalité particulière, un vouvoiement affectueux et distancié qui se joue des prétentions biographiques : «  On vous a vue peut-être à Rome en 1959, à New-York en 1966, à Ibiza en 1988 (où vous mourez d’une chute de vélo). » Alban Lefranc cherche moins à lever le voile qu’à démonétiser le mythe, redonnant forme humaine à l’image stéréotypée. L’hommage est sincère mais il me laisse un peu dans les marges ; de Nico je ne garde, à la fermeture du livre, que l’image trouble d’une femme triste piégée dans une époque qui n’a pas tenu ses promesses, une banale icône sans consistance qui ne touche que par sa vacuité.

Ingrid S. KIM :
Ça va mal finir…
« […] répètent les vieilles qui mettent la tête à la fenêtre, das wird böse enden, quand elles entendent le brouhaha des anges venus vous secourir ». Et bien sûr, on le sait, que ça finit mal, l’histoire de Christa Paffgën, qui accepta d’être Nico pour son « premier frère en désastre » le photographe Herbert Tobias, que le vrai Nico, Papatakis, n’avait jamais gratifié d’un regard. On le sait, qu’une gamine de seize ans trop belle pour son propre bien, jetée dans «  une débauche médiocre de luxe et de salive », adulée par Warhol, sa Factory hallucinatoire et ses « danses pervertées », modelée par Lenny Bruce, son « second frère en désastre », sa rage de rire méchamment de tout et sa dépendance à l’héroïne, courtisée, trahie ou trahissant tour à tour des monstres comme Delon, Fellini, Garrel, Morrison, on le sait, oui, que la « joie sauvage » de se saccager ne peut être que ce qui reste quand tout nous a mangé dans la main trop tôt, trop vite, que ça ne peut que s’achever les bras lacérés, pas lavée depuis des mois, sur une bicyclette assassine… « Aux pieds de qui mourir avec pudeur ? » se demande Christa, « aimée des dieux, petite fille triomphante », se demande Nico, junkie spectaculaire, merveille déchue, toute sa vie – ou peut-être pas, qu’en sait-on au fond, nous n’étions pas là… Alban Lefranc a su, je crois, lui répondre un peu, dans cette drôle de biographie qui refuse d’en être une et qui lui est directement adressée, entre fantasme, invention et exercice littéraire, et offrir à la mémoire de Nico sinon un hommage, du moins un dernier miroir plus tendre que ne le fut de son vivant et depuis sa mort «  la putain du bruit public ».

Julie PROUST TANGUY :
Deux ou trois choses que vous savez d’elle
Comment écrire la biographie de quelqu’un de surexposé, dont le mythe est constitué de milliers d’images rabâchées ? Comment révéler que l’icône n’est pas unidimensionnelle ? Alban Lefranc choisit de décliner les différentes altérités de ce je qui est toujours autre (« Alors vos traces envahissent le monde : pas un pouce de terre dont vous ne veniez pas, un peu, aussi, à votre humble façon. Alors vous avez de nombreux sexes et de nombreux corps. Une folle troupe hirsute d’enfances court sur votre peau. Je vous en propose plusieurs, je sais que vous les aimez toutes ») et qui devient, sous sa plume, un vous, véritable Protée de la pop culture. Bien sûr, les clichés attendus (le Velvet Underground, Andy Warhol, Fellini…) défilent, mais ils ne réduisent plus la femme à une Cover-Girl, un écran à fantasmes : le ressac des images mime ici la surexposition du sujet et révèle, sous le vide de la photographie, l’épaisseur psychologique enfouie de l’idole. Définie par son mutisme mythomane (« Vous ne vous souvenez de rien. Vous n’avez rien vu. Plus tard, vous inventerez tout pour être sûre de ne rien voir, de ne rien laisser surgir  »), par ses origines – comment se construit-on au sein d’un pays ruiné à l’identité détruite ? – et par ses paradoxes subversifs (« vous commenciez confusément à haïr cette beauté à laquelle on vous clouait, qui vous réduisait à être le réceptacle de la parole des hommes, le ressort ultime de leur agitation […] vous faisiez votre miel de tout cela, de votre beauté tueuse, du luxe et des salives »), Nico textuellement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet.

éd. Verticales, 2009
152 pages
15 €