CARO Fabrice | Samouraï

Regards croisés sur Samouraï  de Fabrice CARO
DISSONANCES #43

Jean-Marc FLAPP :
Haro sur le bobo !
Alan est écrivain (pour être plus exact : il a écrit un livre qui a été publié mais qui n’a pas (du tout) marché) ; Marc (son ami d’enfance) vient de se suicider juste avant que Lisa (la fille qu’il aime encore mais qui ne l’aimait plus) le quitte pour un autre à qui tout réussit (quand lui a tout raté) ; ses voisins lui ont confié leur piscine à garder durant les quinze jours de leurs vacances d’été (sa mission consistant à y mettre du chlore une fois par semaine) ; il projette d’écrire un deuxième roman qui serait un chef-d’œuvre (ainsi qu’un best-seller). S’ajoute à tout cela qu’Alan est un rêveur, un enfant attardé qui ne peut se résoudre à être devenu grand (« À quel moment de la vie bascule-t-on au stade soirée raclette ? Rien ne marque mieux et de manière plus déprimante le passage à l’âge adulte. »), que tout en lui est tendre (pour ne pas dire mou), que son estime de soi est au niveau zéro, qu’il a beau faire semblant (d’être bien, de gérer) il ne maîtrise rien (« La boulangère me montre la monnaie qu’elle a posée dans la coupelle pour que je la récupère et, machinalement, dans un geste réflexe, je serre la main qu’elle me tend. »), que sa meilleure amie s’obstine à vouloir faire son bonheur malgré lui… et que Fabrice Caro (ses bédés l’ont prouvé) sait doser ses effets. Ce qui fait que Samouraï est d’abord le récit jouissivement cinglé d’une course effrénée vers une catastrophe qu’on sent inéluctable dès sa première phrase, mais aussi le portrait hilarant et cruel de la génération bien-pensante et coincée des bobos d’aujourd’hui. Bref c’est « une comédie prétexte à parler des liens familiaux, des rapports humains, ce genre de choses » et c’est très réussi (on s’y voit et on rit).

Côme FREDAIGUE :
Plaisante déception
Comme beaucoup, j’ai découvert Fabcaro à travers ses bandes dessinées, cela crée inévitablement une attente. Attente déçue car Samouraï ne parvient ni à recréer la désopilante satire sociale de Zaï zaï zaï zaï, ni à s’en écarter suffisamment pour proposer autre chose. Rendons cependant justice au romancier qui sait croquer avec justesse l’univers bancal de l’écrivain, ses errements, ses névroses, ses tentatives désespérées pour exister et regonfler un ego en berne. Les interviews fantasmées avec Claire Chazal et les projets de romans avortés sont excellents : « Un homme et une notonecte nouent une relation qui va s’intensifier au fil des jours jusqu’à devenir fusionnelle, un lien où va affleurer une certaine ambiguïté… Amour ? Amitié ? Nul ne le sait. » On sent que le récit pourrait partir en vrille, comme Fabcaro sait si bien le faire dans ses albums. Hélas on est saisi par une impression de déjà lu qui finit par lasser. À l’image de son personnage, Fabcaro semble ne jamais trouver d’idée suffisamment convaincante pour dynamiser son récit. L’histoire n’est au fond qu’un prétexte pour faire se succéder des scènes plus ou moins drôles. Si cela fonctionne un moment, l’intérêt s’émousse au fil des pages. C’est d’autant plus dommage qu’on devine une volonté de toucher, de laisser de côté l’humour pour exprimer autre chose. De ce point de vue, la relation mère-fils, reléguée à l’arrière plan, laisse entrevoir ce qu’aurait pu être Samouraï si l’auteur s’était aventuré plus loin, explorant les failles de son alter-ego plutôt que de les tourner en dérision : « Pourquoi ce besoin de construire ? Et si je voulais, moi, rester en chantier jusqu’à la fin de mes jours ? […] que chacun s’occupe de son gouffre béant et les moutons seront bien gardés »

Ingrid S. KIM :
Notonectes et résilience
Samouraï, c’est l’effet que j’adore du bonbon « qui pique » : c’est acide et joyeux à la fois. Et si ça se croque assez vite, la saveur s’attarde un moment. J’ai ressenti (avec un léger malaise amusé) une grande connivence avec Alan, ses interviews fantasmées avec Chazal, ses auto-chroniques absurdes, ses déclarations d’intention aussitôt échappées, aussitôt trop lourdes à assumer, sa vanité timide et ses terreurs improbables (comme « la phobie du volontaire désigné » ou l’angoisse du «  doublet heures-minutes » à l’arrivée duquel il convient, comme chacun sait, « de toucher le bout de [s]on nez avec l’index » ou de «  prêter le flanc aux pires malédictions »). Ses grands projets avortés à peine esquissés, ses faims de sublime revanchardes et stériles m’ont touchée parce que justes, malgré la distance humoristique : « on passe sa vie à payer des dettes à notre enfance et à nos rêves perdus » ; et parfois, on le fait plus maladroitement que ne semblent y parvenir les autres – ces autres bien intentionnés, ces Jeanne et ces Florent qui nous accablent de leurs bienfaits, et se fixent pour mission de nous sauver malgré nous de l’apathie confortable qu’ils veulent à tout prix taxer de dépression, à grands coups de psychologie de bazar et d’occupations à la mode, jamais découragés par l’absurdité chronique des résultats de leurs interventions («  la transplantation fécale lors d’un premier rendez-vous, on est sur une proposition audacieuse mais risquée », par exemple). Alan est un personnage en permanente inadéquation sociale et émotionnelle, et forcément, c’est tout à la fois drôle et un peu cruel.

Julie PROUST TANGUY :
T’as la réf ?
L’humour est la matière la plus délicate qu’un écrivain puisse travailler : il faut sentir jusqu’où pousser l’absurde, trouver le bon tempo, saisir les paradoxes de l’époque…
C’est un fait que Fabrice Caro ait saisi l’air du temps : il mitraille du bon mot à un rythme saccadé («  ma libido s’est fait la malle avec mes Illusions, main dans la main, emoji moine marchant sur le chemin de Compostelle »), produit des chapitres aussi courts et saillants qu’une vidéo tiktok, joue avec la figure du looser pour en faire un héros romantique inadapté («  écrire un roman poignant, sensible et émouvant, réveiller mes démons, transformer mon chagrin en matière brute, descendre à la mine et en remonter le texte le plus beau, le plus bouleversant qui soit »), balance ce qu’il faut de références culturelles pour établir une connivence bourgeoise avec le lecteur, tout en tailladant gentiment le milieu de l’art…
Son narrateur dédramatise, à force de railleries, rupture amoureuse, échec artistique, dépression et suicide : reflet de notre époque égocentrée, il tente de paraître profond sous ses airs légers.
Y parvient-il ? Si l’on chérit l’humour à la mode, aujourd’hui, reposant sur la vanne systématique et la gravité faussement enjouée, on verra sans doute dans ce livre, conçu comme un habile page-turner, un miroir de notre temps.
Mais si l’on cherche un hilarant et mémorable looser de fiction, on se tournera plutôt vers un chef d’œuvre indépassable : La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. 400 pages hilarantes que l’on voudrait faire découvrir au narrateur de Samouraï pour lui montrer que l’humour peut adopter une profondeur à l’épreuve du temps.

éd. Gallimard, 2022
224 pages
18 €