BARTHES Roland | Fragments d’un discours amoureux

Regards croisés sur Fragments d’un discours amoureux de Roland BARTHES
DISSONANCES #39

Ingrid S. KIM :
L’Intraitable
Des Fragments, je garde depuis vingt ans la mémoire fragmentée. Mémoire d’une poésie inattendue dans la morosité universitaire qui voulait mathématiser mon amour de la littérature. D’une forme atypique dans son édition originale de la collection Tel Quel qui déroulait en quatrième de couv’ les chapitres comme un calligramme. D’une prose rythmée à la Louÿs qui remettait en cause l’essai académique dans sa substance même. Parler d’amour en grammairien, quelle drôle d’idée… Poétiser le discours théorique, quelle merveilleuse idée ! J’ai depuis lu, relu et puis relu encore ce livre polymorphe et essentiel, lucide et roublard à la fois. Lucide, car il se fait l’autopsie du discours mais aussi du comportement amoureux, dans toute sa bêtise « adorable », toutes ses incohérences, toutes ses impasses tautologiques aussi : «  je t’aime parce que je t’aime. Ce qui clôt ainsi le langage amoureux… » Mais roublard dans le contre-pied de ce propos analytique qui se trahit par cent tendresses, cent indulgences, cent références, et de Merteuil à Werther, de Socrate « paré afin d’être beau pour aller auprès d’un garçon beau » à la nausée Sartrienne, tous plient devant l’absurdité magnifique de l’Amour, non plus motif de réflexion mais prétexte sacré et insaisissable à la Littérature elle-même, et à tout élan vers le Beau…
Je serais volontiers jalouse de ce livre que je n’aurais pu écrire. Mais « comme jaloux je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. »

Jean-Marc FLAPP :
Pop philo (la french touch)
Oh le brillant projet d’intellectuel barré : l’amour, pour le décrire, non pas l’analyser (exposer ses rouages ou évaluer ses enjeux comme d’Ovide à Badiou mille philosophes l’ont fait) mais l’être, l’incarner. Comme le détective dans Element of Crime : pour mieux le débusquer. Postulat de base : l’amour est à la fois une totalité et un éparpillement, la meilleure des drogues et le pire des poisons, avec la mort sans doute la chose la plus commune et la moins partageable (quoiqu’en croie l’amoureux). De sorte que c’est par soixante-dix-neuf entrées que Barthes nous invite à visiter le domaine, chacune de ces entrées (« Adorable », « Catastrophe », « Corps », « Obscène », « Ravissement »… autant de modalités (parmi des millions d’autres ?) de la transe amoureuse) donnant sur un espace de quelques pages au plus où tel aspect crucial est abordé par l’angle de son propre discours (forcément subjectif : « Je » est partout ici) : transcription-dissection puis mise en perspective hyper-référencée ne s’interdisant rien (associations d’idées, coqs-à-l’âne, apartés…), papillonnant plutôt dans une jubilation d’écrire et de penser qui élève parfois l’auteur (et sa philosophie) jusqu’à la poésie (« Je-t-aime est sans ailleurs »). Bref c’est intelligent, kaléidoscopique, léger et important (très Diderot, en fait : très français) et c’est également le reflet d’un moment : cet essai de philo pop (qu’il n’est nullement besoin de lire linéairement : peut-être vaut-il mieux picorer là-dedans selon l’inspiration) fleure bon ses seventies, Lacan, Vasarely et le Nouveau Roman. Désuet donc ? Peut-être un peu. Mais on l’aura compris : ça est très bon aussi.

Côme FREDAIGUE :
Promenade en terre amoureuse
De tous les livres de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux est à la fois le plus populaire et le plus inclassable. L’absence de jargon y est sans doute pour quelque chose, donnant à ce titre une accessibilité que n’ont pas forcément ses autres publications mais, plus sûrement, ce succès tient à la façon originale avec laquelle est abordé un sujet aussi universel que trivial. Délaissé par les études sérieuses, le discours amoureux ne trouve grâce qu’aux yeux des romanciers et des poètes. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, c’est bien en sémiologue que l’auteur met en scène les affres et les délices de « l’être amoureux » à travers 80 notices, autant de «  bouffées de langage » où se déploie le paysage mental d’un locuteur qui n’est ni un personnage, ni un « je » autobiographique, plutôt un énonciateur universel en qui chacun peut projeter sa propre expérience. Le soliloque amoureux se fait dialogue, réclamant la complicité du lecteur. Ces fragments se lisent comme on flane : aucun itinéraire de lecture n’est prédéfini, libre à chacun de parcourir à sa convenance cette carte du tendre ambigüe. On souffre avec le jeune Werther, on rit des « scènes de ménage » où les amants se « donn[ent] du plaisir sans le risque de faire des enfants », on s’émeut devant telle citation de Sollers. Au fil des pages se dessine le portrait d’un demi fou qu’écartèlent le désir fusionnel et le désenchantement : cet amoureux de l’amour qui sécrète du langage comme l’huitre le nacre nous est si familier !
On ne saurait trop recommander la lecture de cet OVNI littéraire où bruit, désuète et insondable, la langue amoureuse dont Barthes fait « le lieu d’une affirmation » magistrale.

Julie PROUST TANGUY :
Universel désir
Qu’est-ce le langage amoureux ? Quels sont les mots, les figures stylistiques et les silences féconds qui permettent de dire l’expérience la plus intime et la plus universelle qui soit ?
Brisant l’absolue solitude dans laquelle l’amoureux, engoncé dans un verbe qu’il ne maîtrise plus, se retrouve prisonnier, Barthes définit la syntaxe de nos désirs : l’attente (« suis-je amoureux ? Oui puisque j’attends »), l’illusion, la rupture, l’espoir, l’angoisse, la déclaration… forment autant de signes que l’amoureux, bouleversé par l’inaltérable altérité de cet Autre qu’il voudrait posséder, emboucher, parler (puisqu’aimer, c’est « frotte[r] son langage contre l’autre »), cherche à déchiffrer.
Si aimer relève de l’éclatement du langage et d’une mythologie à décrypter, le fragment poétique permet alors d’atteindre avec justesse l’universalité d’un sentiment dont les nuances nous sont si familières. Lire, c’est se remémorer les occasions manquées (faute de trouver langue commune), le ravissement des premiers instants, la fureur des passions passées (« longtemps après que la relation amoureuse s’est apaisée, je garde l’habitude d’halluciner l’être que j’ai aimé »)…
C’est aussi regretter que Barthes ne dépasse pas le stade de l’énamoration et du désir fébrile : où est-il, le discours propre à l’amour serein qui a trouvé sa plénitude langagière ?
On se prend alors à rêver d’un auteur qui saurait actualiser ce parcours poétique, à l’aune des nouveaux moyens de communication et des nouvelles zones de rencontre, mais aussi rendre grâce à ces gens heureux qui ne peuplent pas les romans mais n’en possèdent pas moins un vocabulaire digne d’intérêt.

éd. Seuil, 1977
290 pages
23 euros