BABOUILLEC | Algorithme éponyme

Regards croisés sur Algorithme éponyme de BABOUILLEC
DISSONANCES #37

Jean-Marc FLAPP :
Zapper le paratexte
Je sors de la lecture d’Algorithme éponyme avec comme un malaise qui fait que j’éprouve là certaine difficulté à trouver quoi en dire mais bon il faut y aller… et donc qu’il soit bien clair (avant toute autre chose) que je trouve le texte splendide : jailli des profondeurs, fulgurant, crépitant (« Le remue-méninges qui squatte la boîte à trier les infos pète mes neurones timbrés en partance pour nulle part. »), avançant par courts blocs d’extrême densité faits de mots-particules qui fusent filent s’entrechoquent (libérant ce faisant – stroboscopiquement – l’étincelle poétique) pour sauter de la page (avec un sens du rythme – un swing – hallucinant) comme autant de directs à la tête du lecteur, bref c’est vraiment très bon – bourré de sens, en plus, mais là je n’ai pas le temps. Parce que oui bon d’accord Babouillec est autiste et c’est très important : en-soi évidemment (l’autisme c’est important) puis parce que tout le texte vient de là et le dit (et de façon si forte qu’on en sort… différent). Fallait-il donc vraiment le redire à ce point paratextuellement (préface de Pierre Meunier + double intro de l’auteure + bio et quatrième de couv de l’éditeur + postface de la mère : et pourquoi pas le facteur ?) et pour dire quoi en fait : que Babouillec est géniale ? que sa mère l’est aussi ? que tous les autistes le sont et que c’est hyper-cool quand on sait leur parler ? Sur moi en tous les cas une telle insistance sur tant de handicaps a eu l’effet idiot de me faire douter (maîtriser à ce point l’orthographe lexicale sans avoir jamais lu ? faire une mise en pages aussi élaborée avec des bouts de papier sur une table en bois ?) mais bon, on oublie ça : le texte en tous les cas est de toute beauté.

Côme FREDAIGUE :
Poétique de la nuit
Algorithme éponyme fait partie de ces œuvres inclassables qui se prêtent difficilement à la critique tant elles échappent aux critères esthétiques communément admis. Est-ce beau ? Parfois, avec des fulgurances à couper le souffle. Est-ce profond ? Oui, insondable même et pourtant d’une lucidité féroce : « Otage de l’inertie moderne / D’un monde qui consomme […] / Nous traversons l’opercule du rien […] / Et tu descends / Chargé des lumières / De la nuit »
Rarement texte poétique m’est apparu si énigmatique. L’acte d’écriture semble jaillir en deça du langage, à la frontière du dicible. Mais les mots touchent, se jouant de notre « mécanique culturelle ». Cela se lit comme on écoute parler à travers un mur : on ne saisit pas tout, mais qu’importe puisqu’une présence se presse derrière la paroie. Etrange langage où l’organique se mêle au conceptuel, l’obscurité à la lumière. Babouillec nous place dans sa situation à elle, une nuit traversée de « nyctalopes », et cette symétrie nous la rend si proche qu’un pan refoulé de notre humanité émerge des limbes.
Est-ce de la poésie ? Assurément si la poésie se comprend comme un dépassement du langage par lui-même. « Ca ne veut pas rien dire » écrivait Rimbaud à ceux qui jugeaient ses textes illisibles. C’est qu’il restera toujours une énigme inhérente à toute altérité, « l’infracassable noyau de nuit » cher aux surréalistes qui nous habite et que Babouillec, poète autiste, nous fait toucher du doigt. Les rouages de la machinerie des codes sociaux – d’ordinaire si bien huilée – se grippent, nous est rendu quelque chose de notre singularité et nous sortons, le temps d’un texte, de l’équation : « Dure Réalité Iconoclaste / Libre I Am »

Anne MONTEIL-BAUER :
De l’autre côté du silence
Babouillec est le nom que s’est donné Hélène Nicolas, autiste « très déclarée sans paroles » dont le verbe éclate comme autant de sillons nouveaux tracés dans le champ des certitudes. Diagnostiquée (très à tort) « déficiente à 80 % », personne ne s’explique comment elle a appris à lire, mais aujourd’hui on sait qu’elle a des capacités intellectuelles exceptionnelles – enfermées dans un corps sans paroles, « un corps codé loin des normes ». Et c’est cet écart – entre le normal et l’anormal – que charrie en éclats lumineux et énigmatiques le recueil Algorithme éponyme. On est face à ce texte comme face à un mystère. La poétesse écrit à l’aide de petites lettres en cartons déposées sur la page : « Perdue au fond de mon corps, j’observe sans relâche le monde », elle « guette les étoiles qui brillent dans [s]a tête » et déploie « les questions qui interrogent les réponses ». La précision des mots est proprement hallucinante et le reflux du mot « éponyme » semble nous dire qu’ils sont choisis à chaque fois parce qu’ils donnent naissance aux choses. Âpre, profonde, drôle («  Il marche comme un ouvre-boîte, mon cornichon de cerveau »), l’écriture de Babouillec touche autant qu’elle précipite dans la spéculation : « Qui suis-je dans cette absence de ce moi interactif dans le débat social […]  ? » Jamais peut-être on n’a été si près de croire que les mots pouvaient traduire ce qu’est l’être et que la poésie est bel et bien « Un cri [qui] sort de la boîte à penser ». Jamais non plus sans doute n’a-t-on senti à quel point le monde que nous avons construit fabrique « un spleen social » qui isole, ni à quel point « le réflexe de la barricade enferme ».

Julie PROUST TANGUY :
Fourvoyer la normalité
Arrivée dans notre «  jeu de quilles comme un boulet de canon », Babouillec déchire la « jacasserie humaine » pour nous montrer que, derrière sa bouche désespérément muette et son incapacité à graphier, se cache une pensée vive nous conviant à la libération de «  l’infinie gourmandise jubilatoire du cerveau ».
Embarqué dans une euphorie sensorielle au rythme survolté, le lecteur n’a plus qu’à rendre les armes : soit il accepte de se laisser chambouler par cette écriture qui, vierge de toutes normes littéraires et sociales, fait exploser de l’intérieur ses mécanismes familiers… Soit il finit noyé par la casse systématique des symboles constituant sa vision rassurante du monde et la communication.
S’il refuse d’emprunter « la passerelle des impossibles […] torturant les repères sociaux », il ratera alors l’occasion de découvrir le questionnement fascinant de celle qui, à travers son autisme, sait mieux que tous dénoncer « les règles universelles qui ne s’appliquent pas dans l’espace morcelé du cerveau humain », « les besoins spectaculaires de la mise en scène sociale » ne donnant naissance qu’à des « pensées restrictives »… Bref, il renoncera à dépasser l’idée absurde de la Normalité, celle-là même qui détruit nos potentiels neuronaux-poétiques.
« Déclarée sans parole », Babouillec nous offre pourtant ici un « ogresque pamphlet », un art poétique brut d’où émerge, fascinante, une intelligence viscérale cherchant à s’extirper d’un corps trop encombrant. Jaillissant « par intempérance », cet esprit atypique hurle à la vie et invite à faire de nos « itinérances passagères sur la terre » des festins ivres de mots.

éd. Christophe Chomant, 2013
112 pages
12,5 euros

rééd. Rivages, 2016
100 pages
15 euros