ADELY Emmanuel | La Très Bouleversante Confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté

Regards croisés sur La Très Bouleversante Confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté d’Emmanuel ADELY
DISSONANCES #41

Jean-Marc FLAPP :
100 % adrénaline !
Ce que j’attends en fait de la littérature c’est qu’elle me secoue, me projette hors de moi en une extase telle que je suis vraiment ailleurs (que je deviens vraiment autre) le temps de la lecture. Ce n’est bien sûr pas courant. Et c’est même très rare quand c’est avec la force (la puissance de frappe) de cette Confession (bouleversante en effet) qui m’a catapulté dès la première phrase – par l’effet sidérant d’une langue lance-flammes déchargeant en rafales quasi stroboscopiques sensations et pensées – dans la peau et la tête sur-testostéronées de chacun des vingt-trois membres «  tatoués aussi solides aussi virils aussi beaux aussi vigoureux aussi terriblement esthétiques aussi à faire craquer les filles et les pédés » du commando US (« Les Meilleurs des Meilleurs – il a dit Obama ») qui, le 2 mai 2011, est allé débusquer Oussama Ben Laden dans son camp retranché et l’y a exécuté. Car c’est bien du dedans – de la pensée (simpliste), du discours (véhément), des phantasmes (machistes) et des actions (extrêmes) – que l’on vit la mission (avant / pendant / après) de ces héros modernes qui ont tous (forcément) les caractéristiques de leurs glorieux ancêtres (tels Achille ou Roland de l’Iliade ou la Chanson) à savoir simplement d’être de jeunes mâles débordant d’énergie, pas vraiment très malins, sans aucun état d’âme, et que leur entraînement (leur conditionnement) a métamorphosés (pour leur plus grand bonheur) en machines à tuer de wargame pour de vrai. Bref Adely convoque toute une mythologie et actualise (à fond !) les canons éculés de la poésie épique pour créer une geste hypercontemporaine, délirante et critique, qui est un sacré trip et un vrai coup de maître : « Waouh » donc !

Côme FREDAIGUE :
Dans le crâne du soldat inconnu
Cette épopée post-moderne «  tiré [e] de faits réels » se lit dans la sueur du marine qui a vengé son pays en assassinant «  La Star Numéro Un du Mal » : Ben Laden. Que dire de cet Achille contemporain ? Il est infaillible, « carrément beau », anonyme. Mais, par dessus tout, il n’est pas grec, «  il est Américain ». Et ça s’entend : « Tu vas faire GICLER son sang dans sa Ferrari de métèque tu vas tout niquer c’est parti là c’est parti t’es RAIDE tendu comme une capote ». Le récit tire sa force des clichés avec lesquels il se raconte. La langue est immersive, saturée de testostérone, rythmée comme un flow. Les images stroboscopiques semblent sorties d’un clip de death metal. Si les dieux antiques tiraient les ficelles, ici c’est l’industrie du spectacle qui dicte sa loi. Nos « héros » sont les acteurs chargés d’inscrire le mythe américain dans la réalité, de faire coller le réel à la fiction : « à cet instant du premier pied dehors […] on devient l’image putain on est une image dans des écrans là partout on devient […] cette image ». Quelques fissures se dessinent pourtant dans cette belle réalisation. L’intimité surgit, comme par effraction, laissant entrevoir l’envers du décor, la misère ordinaire d’une Iliade sous Prozac : ces hommes sont arrivés là par accident ou désoeuvrement, ils comblent leurs carences affectives et sexuelles en se shootant à l’adrénaline, trompent la peur et l’ennui comme ils peuvent, sans se poser de question : « C’est les autres qui te permettent de pas réfléchir à ces trucs politiques / simplement faire quelque chose qui te plaît et dont on te dit que c’est juste ». Le film terminé, les héros sortent dans l’anonymat, leur nom (qui a été modifié) n’apparaîtra pas au générique.

Ingrid S. KIM :
Limites du cynisme
Un ovni bien ardu à chroniquer… D’un côté, on a la forme, réussie, un stream of consciouness impeccable, une vraie maîtrise du rythme, un thème borderline qui se prête au jeu de la dichotomie violence/possibles tendresses fulgurantes (« il y a le chien à leurs pieds un malinois beige de cinq ans qui s’appelle Le Caire / comme la ville ») ou ironie décalée (« Le nom de code de ce fils de pute mort est Geronimo […] Bien sûr les Indiens ont protesté contre l’utilisation de du nom de Geronimo pour désigner ce fils de pute soulignant que ça revenait encore à identifier les Indiens à des ennemis et donc à véhiculer une image négative des peuples natifs et que par ailleurs Geronimo était mort d’une pneumonie »). Et puis de l’autre, on a l’impression globale, qui fait de l’intégralité de ces boys un ramassis de crétins racistes, vénaux et libidineux (je n’ai pas compté les occurrences des chattes et autres bites / couilles, ni les diverses érections / masturbations / éjaculations mentionnées, mais si le cœur vous en dit…) Je ne suis pas prude. Mais l’ordure langagière, ça se dose, ça se saupoudre avec art, pour que la brûlure, le choc, fonctionnent. C’est comme le piment : en arrière-bouche, en révélateur, inattendu, c’est magique. À l’excès, ça ôte le goût de tout le reste et ça gâche même le dessert. Et si on trouve ça partout, ça n’a plus rien d’original ou de provocateur. N’est pas Bukowski qui veut. On en retient donc une caricature, certes bien écrite, mais qui hésite entre documentaire réaliste et manifeste antimilitariste au parfum d’antiaméricanisme étroit, qui passe à côté des nuances qui auraient pu la sublimer. Et ça, c’est vraiment, vraiment dommage.

Julie PROUST TANGUY :
Full Metal Grammar
Le projet narratif est certes intéressant : que se passe-t-il dans la tête d’un soldat américain sélectionné pour apporter réparation à son pays outragé ? À quoi ressemble la psyché d’une machine à tuer ? Comment pense un mâle alpha blindé de testostérone, abruti de christian metal et de jeux vidéo ? Comment gère-t-il la pression de devoir éliminer « cet enfoiré-là cet enfoiré de fils de pute qu’ils vont descendre il y a 60 % de chances que ce soit Le Plus Infâme Terroriste de Notre Temps qu’ils aient localisé là au Pakistan à Abbottabad dans une résidence fortifiée un complexe de dingue avec des murs de dix mètres de haut des barbelés des chicanes un vrai camp retranché et même si ça n’est pas / La Star Numéro Un du Mal / c’est un putain de mec important et ça vaut le déplacement » ?
La réponse d’Adely est une accumulation de propositions juxtaposées et de subordonnées
relatives, toutes dénuées de ponctuation, censées mimer le chaos mental de 23 héros modernes oscillant entre service et divertissement (« ils s’exercent à tuer / doucement agilement graphiquement / vingt-trois gars dans la poussière imbriqués séparés transpirant / et c’est carrément beau / comme un clip du groupe Jeu avec sur la gueule les foulards tête de mort qui sont vraiment classes impressionnants c’est carrément beau »).
Si certaines lignes peuvent faire mouche, on se lasse vite de ce dispositif d’écriture répétitif, qui sent davantage l’expérimentation logorrhéique que le flux de conscience halluciné et nerveux.

éd. Actes Sud, 2016
128 pages
6,80 euros