CARACO Albert | Bréviaire du Chaos

Regards croisés sur Bréviaire du Chaos d’Albert CARACO
DISSONANCES #27

x couv

Jean-Marc FLAPP :
Dies irae
« J’élève un chant de mort et je salue le chaos montant de l’abîme et la terreur antique revenue du fond des âges ! » De fait : les cent-vingt textes d’une page qui constituent l’ensemble du Bréviaire du chaos sont un sommet inouï de poésie barbare tendance Fin des temps en même temps qu’autant de coups de boule sanglants dans les faces de l’Homme et d’une Modernité que Caraco vomit et condamne sans appel à une destruction qui seule selon lui peut enfin nettoyer le Monde qui les subit des souillures infligées. Les coupables ? Nous tous, qui nous reproduisons comme des rats effrénés et épuisons la Terre sur laquelle nous grouillons, et plus encore ceux que leur autorité – morale ou politique – n’empêche nullement de ne valoir pas mieux (« Nos religions sont des pestes et les pouvoirs, qui les appuient, des conjurations d’empoisonneurs ») car leur aveuglement et leur soif de puissance réduit à l’inutile les efforts de la Science pour tenter de sauver ce qui ne peut plus l’être tant il est tard déjà et nous sommes trop loin. Si l’outrance est ici – en ces imprécations – de mise évidemment (et l’orgueil délirant, et le ressassement), il est tellement rare de se trouver confronté à une littérature à ce point habitée, corrosive, terroriste, qu’on ne peut qu’être soufflé par l’ampleur du projet (qui est au fond d’avertir sinon de prévenir) comme par sa noire beauté : baroque et prophétique, halluciné, brûlant, sans doute à ne pas mettre entre toutes les mains (tant il est violent), cet anathème fou au style éblouissant résonne étrangement en ce début de siècle où tout semble courir, hors contrôle, au Néant. Inévitable donc.

Côme FREDAIGUE :
Faut-il prendre ce livre au sérieux ?
« Alors la Terre épousera le Ciel et la Hiérogamie remplacera le Sacrifice, alors et seulement alors la fin du monde, que nous habitons, prendra sa raison d’être ». Outrance, fanatisme, délire visionnaire, aucun doute, Caraco est un allumé de première. Il me fait penser à Philippulus, le prophète déjanté de Tintin, un ridicule pourvoyeur d’apocalypse comme il y en a tant. On lui conseillerait bien d’aller consulter mais voilà, le pauvre s’est suicidé. Et pourtant. Si une part de moi ne peut s’empêcher de ricaner à la lecture de ces pages boursouflées d’imprécations cataclysmiques, une autre (pas forcément la plus saine) se prend à considérer le Bréviaire du chaos d’un œil moins sarcastique. Pourquoi ? Rien ne me prédispose à croire les discours prophétiques : un prophète n’argumente pas, il vous balance en direct la volonté du tout puissant. Sauf qu’ici le tout puissant c’est la mort et que contrairement à Dieu elle existe. Caraco manifeste le refoulé d’une époque qui ne veut pas voir l’abîme vers lequel elle se précipite : racisme, dérèglement climatique, surpopulation, abrutissement des masses, et j’en passe, sont autant de symptômes révélant la pulsion de mort au travail. «  Nous sommes plusieurs milliards de trop à demander le Paradis sur terre et c’est l’Enfer que nous rendons inévitable » Dont acte, nous dit l’auteur, finissons-en au plus vite et passons à autre chose. C’est raide, subversif mais ce n’est pas si délirant. Alors, faut-il prendre ce livre au sérieux ?

Anne-Françoise KAVAUVEA :
Il est légion
Je n’avais avant jamais entendu parler d’Albert Caraco ni du Bréviaire du chaos. Pourtant, cette voix dissonante est à l’origine d’une sorte de vacarme harmonieux et d’une violence inouïe. « Je chante le chaos avec la mort, la mort et le chaos vont célébrer leur mariage, l’embrasement de l’oecumène éclairera leurs noces, nos villes périront et leurs maisons seront le tombeau des insectes, qui les peuplent et les souillent ». Voici la clameur d’un prophète, celui d’une apocalypse inéluctable, celui de la mort qui est l’unique enjeu et la seule solution. Entrer dans cette œuvre dérangeante n’est pas si difficile, tant l’écriture en est belle, classique presque – l’on pense parfois à un Maldoror mûri -, tant ce tourbillon est dense et bouleversant. Cependant, l’ambiguïté initiale est ce « nous » qui semble instaurer une solidarité entre le lecteur et l’auteur, communion démentie par la haine que Caraco semble vouer au genre humain (mais ce «  nous » l’y englobe aussi et il ne peut échapper à ce mépris). Le malaise est constant : la représentation du monde peinte par Caraco ne laisse place à aucun espoir (même si le mot y est évoqué brièvement). D’une effrayante modernité, le Bréviaire constitue également un miroir de la barbarie universelle et intemporelle. Cathéchisme nihiliste – cette parole est biblique, s’appuie sur l’idée d’une révélation fatale et morbide – le texte se lirait comme un cantique du désespoir, une antienne qui tournerait à vide si la sincérité de Caraco n’avait été absolue.

Julie PROUST-TANGUY :
Cinquante nuances de noir
Manifeste pessimiste, traité du désespoir, prophétie de l’apocalypse grondante, Bréviaire du chaos assène, en une litanie au style classique mais grinçant, des vérités désagréables.
On adhère à ses observations souvent justes : la surpopulation ravale le sexe à une fonction de fécondité sans plaisir et prive l’homme de son essence, en le réduisant à n’être qu’une goutte sans valeur parmi d’autres. La religion, la politique et le consumérisme se font les cancers de ce qui lui reste d’âme. La science, en multipliant les techniques pour l’aider, l’annule en tant qu’être. L’art et l’Histoire ne vivent que sur les ruines pauvrement restaurées d’une grandeur passée.
Puis l’on se détache, face à l’extrémisme gênant de certaines affirmations outrancières, et au caractère étouffant de ce recensement remâché jusqu’à l’écœurement.
Et l’on finit par s’insurger : il n’y a pas de place, dans ces propos radicaux, pour l’utopie ou un raisonnement qui, dépassant la simple constatation des dysfonctionnements et des échecs de l’humanité, proposerait une reconstruction. Si Caraco remet parfois l’avenir entre les mains des femmes, il les amalgame à des archétypes passéistes (Marie, Madeleine) qui annulent son propos païen.
Pas de place, dans ce nihilisme nietzschéen, pour une observation nuancée des solutions que l’homme crée au même rythme qu’il détruit. Or n’est-ce pas ce qui caractérise l’humain : sa capacité à porter en lui, au cœur du chaos, une étoile dansante ?
Où est-il, cet astre caracolant, dans cet essai sous forme d’invitation au suicide ?

éd. L’Âge d’Homme, 1999
126 pages
12 euros