CALIGARIS Nicole | Le Paradis entre les jambes

Regards croisés sur Le Paradis entre les jambes de Nicole CALIGARIS
DISSONANCES #33

Jean-Marc FLAPP :
Écrit primal
Il en est de ce livre comme des plantes carnivores (mot qui résonne ici assez étrangement) : sous l’abord séducteur d’une corolle ou d’un titre (Le paradis entre les jambes : n’est-ce pas joliment dit ?) c’est la mort qui se cache pour l’insecte naïf et le cœur des ténèbres pour le lecteur happé par l’auteure qui l’entraîne en descente aux enfers enfouis dans son passé et dans lesquels son œuvre a plongé ses racines : retour aux origines… et donc au fait-divers (abattage, dépeçage et ingurgitation d’une partie du corps de Renée Harteveldt par Issei Sagawa) qui est tellement connu qu’on peut douter d’abord (vite on ne doute plus) du fait que la narratrice y a été mêlée d’aussi près qu’elle le dit, sur lequel elle revient dès les premières pages (à la sèche façon d’un rapport de police) pour évacuer d’entrée l’anecdote elle-même (si monstrueuse fût-elle) et pouvoir consacrer le reste de l’ouvrage à essayer de comprendre… non le crime lui-même (trop hors-norme pour ça) mais l’effet qu’il nous fait et ce qu’il dit sur nous, sur l’interculturel, sur l’art, sur le tabou, sur ce qu’est être une femme (comme sujet et objet), sur elle-même qui se cherche, s’interroge, se livre (autant qu’il lui est possible), revisitant les mythes de Coré ou d’Orphée, convoquant des artistes (Bacon, Rodin, Paulhan…), plongeant dans son enfance, dans les lettres du tueur reçues après le drame, tentant de formuler (dans une langue splendide, âprement dépouillée de toute préciosité) donc de mettre un peu d’ordre dans le chaos du monde, de sa vie, de ses choix. Tout cela tient à la fois du récit, de l’essai et de l’autobiographie, est d’une intelligence et d’une densité et d’une honnêteté rarement rencontrées, ne va qu’à l’essentiel : est de très haut niveau.

Côme FREDAIGUE :
Un essai manqué
Essai autobiographique, Le Paradis entre les jambes est une œuvre incertaine où Nicole Caligaris interroge un moment clef de sa jeunesse qui la vit tout à la fois s’engager dans sa vocation littéraire, construire son identité féminine, et correspondre avec Issei Sagawa, l’amant cannibale. « À présent, il s’agit de descendre » écrit-elle, afin de se confronter à ce qui s’est noué, là, dans l’obscurité des origines. L’écriture se nourrit de bribes de souvenirs, de réflexions pour tenter de dénouer la trame invisible de cette période fondatrice. « Je m’intéresse à l’énigme que cette période a laissé dans ma vie au moment où elle choisissait la littérature bien plus profondément que je ne le savais ». L’entreprise est d’autant plus périlleuse qu’elle doit maintenir à distance (sans toujours y parvenir) le piège de l’analyse psychologique, la tentation de reconstruire a posteriori un vécu trop ancien pour être ressaisi et le risque de tomber dans un sensationnalisme que le très médiatique Sagawa a lui même orchestré. « […] mon texte, au lieu de se former, se ferme, entre l’embourbement dans l’affaire judiciaire et la dérobade au déclenchement de mon passé ». C’est donc une toile décousue « qui s’en va par tous les bouts, vainement  », pleine d’accrocs et de failles que tente de tisser l’auteure avec une confusion assumée, mais pas nécessairement justifiée.  Car si l’on sent bien un obscur centre de gravité autour duquel l’oeuvre tente de se construire, si parfois le voile semble vouloir se lever, il retombe vite laissant au lecteur un sentiment de frustration, comme si le livre ne parvenait pas à trouver son achèvement – sa raison d’être – et flottait dans les limbes, avorté : « Ce que veut être ce livre, je l’ignore ».

Anne MONTEIL-BAUER :
Rendre
En 1981, Nicole Caligaris, a suivi un séminaire sur le surréalisme et eu comme camarade d’université Issei Sagawa qui allait assassiner sa condisciple, Renée Harteveldt, la découper en morceaux et à demi la manger. Amateur.trice.s de faits divers, passez votre chemin, Le paradis entre les jambes ne vous donnera pas de détails. Organisé en quatre parties : Le monde de la fille, L’homme étranger à l’homme, L’écrivain sait qu’il est coupable, Quatre points de silence, encadré d’une introduction et des lettres d’Issei Sagawa, ce texte creuse, descend dans les ténèbres de l’être, il « s’occupe de tailler des brindilles pour aller asticoter la honte au fond du trou. » Mais, précise Caligaris, « Je ne cherche pas comprendre l’acte commis par Issei Sagawa, c’est ma répulsion que j’ausculte. » Une répulsion tressée de plusieurs fils et ouvrant sur des questions qui ne trouveront pas de réponses, en tout cas pas faciles. Deux lignes saillantes dans ce cheminement, deux transgressions, être une femme écrivant : « J’écris pour contrarier la programmation de mon entrejambe », et avoir entretenu une correspondance avec Sagawa la première année de son emprisonnement (son premier acte littéraire ?) : « La littérature n’est ni propre ni convenable ». Dans un jeu de ping-pong complexe, l’auteure va et vient entre la culpabilité de l’artiste et celle du criminel, entre la sienne et celle d’Issei Sagawa. Par son acte cannibale « La bouche d’Issei Sagawa s’est déprise du langage », en écrivant son texte, Caligaris en crée un. Si l’artiste prend, transgresse, ingère, il restitue et il transforme, son crime est métaphorique. On s’en réjouit.

Julie PROUST TANGUY :
I.S. ou le souvenir d’adulescence
Comment se construit-on à l’ombre de quelque chose que l’on a en partie oublié, faute de l’avoir tout à fait vécu ? 38 ans après le W de Perec, Nicole Caligaris raconte comment le souvenir opaque de sa rencontre avec Issei Sagawa a façonné sa carrière d’écrivain. Mélangeant autobiographie et essai là où Perec mêlait fiction et souvenirs tortueux, elle se saisit de « ce fait divers dans [s]on existence » pour «  retrouver son contact, là où le hasard l’a placé, à l’origine de [s]a vie littéraire ». Comment concilier l’acte terrible avec l’image de « l’étudiant innocent » avec qui elle étudiait le surréalisme ? Comment peut-il être cannibale, cet homme discret qui lui a fait découvrir le raffinement de l’esthétique japonaise et sa vocation littéraire ? Comment une barbarie qu’elle ne peut qu’imaginer a-t-elle pu lui faire prendre conscience de l’objectivisation de la femme dans les années 70, des tabous liés au sexe féminin, et de sa propre féminité, elle qui se refusait à avoir ce « paradis entre les jambes » célébré par Jean Clair ?
Se perdant dans une toile de références (Sade, Bacon, Breton, le mythe de Coré…) et de souvenirs de sa jeunesse, se confrontant à l’horreur abjecte du drame et à ce que son obscénité révèle de notre société, Caligaris tresse un récit intimiste révélant combien la littérature est à la fois ce qui ne peut rendre compte de la réalité de nos répulsions et ce qui, les recréant par le langage, les transcende… tout comme Sagawa, en étranglant les mots dans la gorge d’une jeune femme ne comprenant pas la part d’ombre de son camarade de classe, a donné naissance aux ambitions littéraires d’une autre.

éd. Verticales, 2013
176 pages
16,90 euros