WITTKOP Gabrielle | Sérénissime assassinat

Regards croisés sur Sérénissime assassinat de Gabrielle WITTKOP
DISSONANCES #24

00 couv sérénissime

Jean-Marc FLAPP :
Mort(s) à Venise
Venise : des palais de dentelle édifiés sur du sable, baignant dans l’eau verdâtre d’un réseau de canaux qui sont comme des veines charriant un sang malsain, s’enfonçant dans la vase qui les engloutira. Venise la sublime sans cesse agonisant : c’est le décor logique que l’auteur du Nécrophile a choisi de donner à ce qui est sans doute son plus baroque opus. Fin du XVIIIème siècle : dans une République tout sauf Sérénissime, on joue, badine, intrigue, dans la terreur constante des geôles sans retour d’un pouvoir sur sa fin. Là, plus qu’un accessoire, le masque est le symbole d’une société mourante où pulsion de plaisir, angoisse de la mort et dissimulation s’imbriquent forcément. Gabrielle Wittkop, homme libre et harpie, grande experte ès poisons, est là comme chez elle et s’amuse beaucoup, en toute cruauté, à tirer les ficelles d’une horrifique intrigue qui est un théâtre d’ombres où elle ne fait danser ses personnages-pantins joliment pomponnés que pour mieux les casser et nous vriller les nerfs à nous mettre le nez dans leurs tripes à l’air… qui sont les nôtres en fait. Cela à sa manière, l’atroce se parant du chatoiement somptueux des vocables précieux et formes raffinées qu’en esthète érudite elle excelle à manier : «  Humide, rosâtre, le thorax est évidé, outre béante, fente élargie, railleuse réplique de la vulve atone ouverte par omission et bâillant à mort sous le pénil gonflé ». Dernier roman anthume et chant du cygne donc d’une grande prêtresse sadienne et athée de la morbidité, cette oeuvre a la splendeur d’un miroir vénitien aux très troubles reflets.

Côme FREDAIGUE :
Un bonbon au cyanure
En dentellière virtuose, Gabrielle Wittkop nous entraîne, avec ce roman, dans les canaux sinueux d’une Venise gorgée de stupre et de sang, tissant un subtil réseau d’intrigues amoureuses féroces, de débauches calfeutrées, mêlant dates, personnages, au risque de perdre un lecteur bien vite désorienté dans ce dédale de faux semblants. Qu’on ne s’y fie pourtant pas trop, ce jeu compliqué n’est au fond qu’un prétexte, un habile expédiant pour lasser des lecteurs trop avides d’histoires bien ficelées, car Sérénissime assassinat, malgré les apparences, n’a rien d’une énigme policière.
Le plaisir, et il est grand, tient tout entier à la sensualité d’une prose magnifiquement baroque. Les corps convulsés, les visages bouffis, les toilettes maculée d’excrétions sont les sujets de choix que se plaît à peindre, avec la délicatesse d’un esthète amusé, ce narrateur-marionnettiste qui nous révulse et nous ravit : «  Le ventre, plein de gluantes agates, de courges bleues et pourpres est une tique énorme, une coque chargée de rougeâtre voilures, de liquides gloussants, de toute une fressure aux sanglants replis […] » Les turpitudes qui font la matière du roman sont narrées avec une telle grâce qu’elles perdent toute nocivité pour s’offrir en pur divertissement, c’est un met rare aux arômes délicats où explose parfois une note barbare savamment distillée. Les fins gourmets que ne dégoûtent pas les venaisons faisandées s’en délecteront, que les autres passent leur chemin en se bouchant le nez !

Anne-Françoise KAVAUVEA :
Comédie méphitique
Est-ce le journal d’une déliquescence ou une comédie de marionnettes ? Des miniatures enchâssées ou des Tiepolo qui s’oxydent ? Sérénissime Assassinat nous introduit dans un topos : la Sérénissime recèle des masques, des intrigues, des poisons, du mensonge. Les personnages s’y meuvent dans des comédies de Goldoni qui tourneraient au drame. La mort rôde à chaque détour, dans chaque alcôve. En effet, à Venise, rien de solide ne peut survivre. La femme devient ville ; ses vaisseaux sanguins s’emplissent de poison, le sang se corrompt, les parfums raffinés tournent en odeurs méphitiques.
Un drame semble se jouer. La mort, comme dans toutes les œuvres de Gabrielle Wittkop, est au centre de tout. Mais contrairement à La mort de C. ou au Nécrophile, ici, elle ne révèle rien : nulle affection humaine, nulle tendresse, nul amour. Alvise assiste blasé à la désintégration de tout espoir de perpétuation familiale :
– C’est que, Signor… votre femme est morte…
– Encore ? !
Une vie s’éteint, ou plutôt elle pourrit dans d’atroces souffrances qui, au lieu d’apitoyer, dégoûtent, écœurent. On ne s’attache à rien, dans ce roman, on est subjugué par la beauté de l’écriture, son adresse, son invention. J’ai beaucoup lu Gabrielle Wittkop ; Sérénissime Assassinat possède toutes les qualités de l’écriture de cette romancière capitale et trop peu connue. Mais tout y est vain. Ambigu spectacle qui montre par la dissimulation, le drame d’Alvise n’émeut point. Et c’est tant mieux.

Julie PROUST-TANGUY :
Au théâtre d’Hadès
Que les amateurs de romans policiers passent leur chemin : quoiqu’il soit ici question des disparitions successives des femmes d’Alvise Lanzi, cette intrigue morbide est loin d’être le centre voluptueux de Sérénissime Assassinat.
D’ailleurs, de centre, le lecteur n’en trouvera point : le voilà plutôt plongé dans un jubilatoire labyrinthe fragmentaire mimant les dédales vénitiens ; confronté à une écriture aux reflets troubles comme ceux des rio sur lesquels s’avancent, funèbres, gondoles et personnages ; convié à un théâtre aux décors peints par un Tiepolo qui, dédaignant son fameux rose, aurait plongé son pinceau dans les ors noirs d’une République qui sombre.
Wittkop nous donne à voir une Venise prise dans les rets de ses propres reflets, prisonnière de ses représentations et de ses mythes. Ses personnages se heurtent aux cadres des tableaux qui les circonscrivent et errent, privés d’âmes et de sens, entre deux rideaux de velours pourpre.
Elle capture ainsi l’essence de la ville : celle d’un théâtre où l’on peut promener ses percées fantasmatiques et manipuler ses créations comme de pauvres marionnettes, aveugles à leurs destinées ; celle d’une mascarade perpétuelle, où la « mort à Venise », loin d’être un mythe rebattu, se trouve ravivée par les éclats du baroque.
Sous sa plume, le Grand Canal se fait Styx à splendeur vénéneuse et Venise prend une « létale incandescence » qu’on ne lui connaissait plus depuis Thomas Mann.

éd. Verticales, 2000
126 pages
10,67 euros