LÉCUYER Alban (extraits)

DISSONANCES #45 | DYSCHRONIE
Été 2023
« 12 mars : Je revois American Honey (Andrea Arnold, 2016) avec mon fils. Quand Star, l’héroïne interprétée par la magnétique Sasha Lane, rencontre Jake (impeccable Shia Labeouf) sur le parking bouillant d’un supermarché, elle entrevoit déjà la fuite avec une autre peau, la promesse d’étreintes qui ne seront rien d’autre qu’infidèles – l’absolue nécessité de désirer des désirs. Cette fois je comprends qu’en réalité elle ne rêve pas d’Amérique, qu’elle ne tombera pas amoureuse. Star, parce qu’elle a une bonne raison de s’évader, d’abandonner ses jeunes frère et sœur à leur mère démissionnaire, ne veut que de la vie, peu importe où, peu importe avec qui, rien que la vie, encore et encore.
21 mars : Un milicien de la Brav-M roule volontairement sur la jambe d’un manifestant à terre. Ça se passe un mardi. Ça se passe juste en bas de chez toi.
27 avril : J’arrive à Sainte-Maure-de-Touraine pour travailler sur la jeunesse des villes de moins de 5000 habitants. T., chez qui je loge, entame une assiette de rillettes de thon et la phrase « J’ai toujours voté à gauche, mais… ». Il est assez rare qu’… »

DISSONANCES #40 | DYSCHRONIE
Hiver 2020
« 1er septembre : Vingt-cinq ans après, je retourne voir La Haine au cinéma. Derrière moi, une jeune femme qui doit avoir à peu près l’âge du film demande à ses copines : « C’est un film qui vient de sortir ? » Très bonne question. Si Vincent Cassel, Saïd Taghmaoui et Mathieu Kassovitz ont vieilli, rien ou pas grand-chose des violences sociales et des rapports entre les jeunesses périphériques et la police n’a réellement changé depuis les années 90.
3 septembre : À rebours de Rimbaud sur la plage armoricaine, la ville s’éteint dans le soir. Les réseaux téléphoniques, les lampadaires, les terminaux de paiement des bars et des restaurants cessent subitement d’émettre un semblant de vie. Le reste du monde s’éloigne brusquement, il faut de nouveau parcourir les distances. Ce n’est qu’un jeudi soir à Limoges, mais pendant presque deux heures nous avons vu la préfiguration non pas d’un monde d’après, mais d’un monde sans.
7 septembre : Je retrouve mon amie F. à la terrasse d’une brasserie face à la Gare de l’Est. Depuis que je la connais, F. se débat pour… »

DISSONANCES #30 | DISGRESSION
Les villes irréconciliées d’Antoine d’Agata
« C’est un détail, à la fois infime et fondamental : entre Psychogéographie, travail de commande consacré aux opérations de renouvellement urbain à Marseille, et Anticorps, rétrospective volubile et monumentale d’un millier de clichés, Antoine d’Agata a effacé une partie des personnages qui peuplent sa géographie phocéenne. Restent des paysages vides, abîmés, qui racontent la rupture entre les corps et leur environnement. Cette disparition pose la question du rôle de la ville dans une œuvre d’abord construite autour de la chair et des tentatives du photographe de « se fondre dans le ventre du monde » par la consommation extrême de stupéfiants et de sexe tarifé.
Anticorps propose un préambule de treize planches-contacts réalisées, pour la plupart, à Phnom Penh et à Bangkok. Chambres anonymes. Client et prostituées. Atmosphère amniotique. Des centaines de fragments de jouissances et de douleurs contenus dans un champ de vision absolument restreint, réduit au faisceau vignetté d’une lumière inquisitrice et carcérale. Réduit aussi aux résidus de lucidité qu’accordent les trop-pleins d’euphorisants et d’opiacés – « neurones en fumée et cessation d’activité mentale ; […] c’est là que… »

DISSONANCES #20 | MAMAN
Mammifère 
« La baby-sitter n’était pas libre, tu m’as dit d’y aller sans toi. Il y a surtout des couples, quelques célibataires, des gens qu’on ne croise plus qu’en soirée, ou aux réunions de parents d’élèves. On porte nos verres à nos bouches sans raison, du The Kooples ou du Yumi en toute occasion, des jugements un peu hâtifs sur la vie en province, d’une manière générale. Je ne pense pas que je rentrerai tard. Je vais vite m’ennuyer toute seule.
Des groupes encastrés dans les volumes disponibles, la cuisine, les toilettes, on en trouve jusque dans l’escalier qui mène aux chambres. C’est une façon de combler les vides, en quelque sorte. On aborde des sujets délicats, friables, que l’indifférence réduit très vite en miettes. Un certain nombre de questions sur la télévision, l’errance de Depardon, un scénario de Joseph Minion. Ou bien la zone de Stalker, la culpabilité selon Carver, un poète qui s’appelle Revolver, c’était dans quoi, déjà ? Au fond, peu importe. On a déjà eu ces conversations.
J’aurai la tête qui tourne et je n’en prendrai pas conscience tout de suite. Après, il sera trop tard. Je me demanderai à quoi je ressemble, si tous ceux qui m’envisagent… »

DISSONANCES #19 | IDIOT
Reduced Britney Spears

« Reduced Britney Spears, 1
Life is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing. (Macbeth, V, 9)
Quand elle se lève, Britney commence par balayer les photographes morts au bord de la piscine. Puis elle met en route le système de filtration pour évacuer ceux qui flottent à la surface de l’eau. Parfois, au petit-déjeuner, il y en a un qui tombe dans son jus d’orange et ça l’énerve prodigieusement.

Reduced Britney Spears, 2
That’s the way our life should be
Britney ne tond pas la pelouse. Elle ne va pas non plus chercher son courrier. Britney ne fait pas ce que font les gens. À la place, elle lit Shakespeare et elle… »

DISSONANCES #18 | ENTRAILLES
Biographie de la pudeur

« Alors ça fait quoi de se retrouver sur l’étal ? Fouillée sans retenue, perquisitionnée par des doigts, des tas de doigts, un genre de morceau qu’on examine sous toutes les coutures ? Non, les coutures ce sera pour plus tard, quand il faudra reboucher ce corps, l’étancher, le cadenasser une bonne fois pour toutes. Les femmes, on doit s’assurer que rien n’en ressort, sinon ça fait des saloperies partout.
Pour l’instant tu te demandes à quoi tu ressembles. Si tous ces gens qui t’ont apprise par cœur dans un traité d’anatomie, disséquée en deuxième année de fac, démontée remontée pièce par pièce sur des moulages en plastique, éprouvent encore ta présence. S’ils ont conscience de tes contours, ou seulement du dessin en rouge et bleu de ton système reproducteur.
On ne connaît pas la pudeur tant qu’on n’a pas montré son dedans à des étrangers. Il faut avoir été ouverte sous péridurale, et que d’autres se soient servis à pleines mains, pour comprendre qu’avant le début des crampes, avant le rasage et les morphiniques, on n’… »