Regards croisés sur Berthe pour la nuit d’Antoine MOUTON
DISSONANCES #19
Christophe ESNAULT :
Avec et sans enfant
Une femme vit seule dans un village de six mille habitants du sud de la France. Son fils est placé chez une nourrice. Elle ne le voit pas souvent. D’ailleurs elle n’essaie pas vraiment, ne le peut pas : « Tu voudrais que ton enfant t’aime et t’oublie. Lui donner une caresse un jour, et le lendemain ne plus penser à lui ». À l’ANPE, pour avoir la paix, elle raconte que son père s’est suicidé. Toujours elle manque d’argent, de volonté. Certaines actions semblent l’écraser. Antoine Mouton nous brosse là un portrait de mère « défaillante » et on pense à Falaises d’Olivier Adam, à l’univers de Raymond Carver ou encore à Bord de mer de Véronique Olmi. Mais dans cette histoire, l’enfant est séparé de sa mère, protégé, nourri, logé, blanchi par une autre, pendant que la Berthe d’une nuit part pour la mer aux côtés de trois garçons, de la défonce plein les poches. Pour être mère, Berthe n’en demeure pas moins paumée, écorchée : « Parfois de penser à ton fils te fait rire. Parfois il te donne envie de mourir ». Son errance l’emmène en des hasards où elle va sans doute redoubler de tristesse et de rage. La société la pointe comme irresponsable. Elle n’est pas sympathique : ce sont la plume d’Antoine Mouton, les comportements saugrenus de sa Berthe, sa moquerie devant le danger et sa personnalité labile qui donnent toute sa force à ce roman très court. Sans un mot de trop.
Jean-Marc FLAPP :
Berthe pour la vie
La petite héroïne de Berthe pour la nuit ne s’appelle pas Berthe et n’est pas héroïque. Elle est mère d’un enfant qui est très important bien qu’elle le voie peu car l’enfant est placé – ce qui l’arrange autant que ça la démolit. C’est une gamine paumée dans un monde d’adultes qui la cerne et l’oppresse et toujours la ramène à l’adulte qu’elle est sans qu’elle puisse s’y faire et trouver une place : tout l’agresse et la blesse. Alors elle bricole et elle ment tout le temps. Elle se ment aussi. Rebelle et indolente, elle ne sait s’entourer que de largués comme elle survivant dans la marge où notre société les tient sous perfusion, elle se laisse porter par les événements et se fait son ciné, elle se met en danger et semble ne rien craindre, ou très furtivement : elle mène sa galère avec détachement en comptant sur sa chance d’abonnée à la mouise que la vie n’a pas pu encore laminer et c’est tellement vibrant qu’on aimerait l’aider mais elle est habituée à se débrouiller seule et, partant, nous emmerde, et c’est très bien ainsi. Elle n’est qu’un personnage ? Bien sûr, mais elle est vraie : elle emplit chaque page, s’incarnant par la voix qui lui parle et qu’on lit, voix de très haute tension, de rare densité, phrases hyperconcentrées – bombes émotionnelles – qui la peignent du dedans, claquent sur le papier et, s’empilant, la créent. Berthe est là, elle vit : c’est très beau, ça suffit.
Côme FREDAIGUE :
Berthe sait tout de la vie sans jamais y avoir mis les pieds
Je n’ai rien contre les paumées mais il y a des limites. Cette Berthe, je dois le reconnaître, m’agace au plus au point. Tout pourtant m’incite à compatir : la narration à la deuxième personne, le pathos, la syntaxe morcelée, autant d’indices signalant qu’on a affaire à une fille qui va pas bien. Seulement voilà, je dois être insensible, parce que moi, Berthe, j’ai surtout envie de lui foutre mon pied au cul. D’abord parce qu’elle a une fâcheuse tendance à moraliser à tout va, jugeant ses contemporains – tous des minables – à l’aune des ses grands rêves creux et de ses incapacités. Ensuite parce que son lyrisme-désenchanté-revenu-de-tout sonne terriblement faux : « Personne ici ne perçoit mieux que toi le monde et la façon dont il est régi », énoncé quelque peu péremptoire de la part d’un personnage qui passe son temps à fuir la réalité ! Enfin, malgré les efforts de l’auteur pour conférer à son héroïne quelque grandeur, en dépit de son « regard de divinité déçue » et autres grandiloquences, Berthe s’avère bête et factice : la déesse déchue avec son nihilisme de pacotille triche bien plus que tous les ratés qu’elle croise et le roman repose sur un sophisme misérabiliste qui voudrait fournir une excuse à la vacuité sous prétexte que la vie n’est pas un conte de fée. Berthe n’est pas une abîmée de l’existence, c’est elle qui l’abîme. Un récit moins complaisant l’eût peut-être montré.
Ariane MOLKHOU :
Es-tu prêt à prendre l’entière responsabilité dans le cas d’un arrêt cardiaque ?
Non, bien sûr que non. Pas même pour un morceau de sucre. Alors toi, Berthe qui rime avec perte, n’y pense même pas, ne pense pas que quelqu’un pourrait penser à toi. Donne-moi l’argent, plus vite, donne-moi tout ce que tu as et sois certaine que je ne t’aimerai pas. Ta vie appelle le refus. Si je te cherche, tu n’existes pas. Ton enfant n’existe pas. Ton enfant c’est pire que l’usine. Je te baise pire qu’à l’usine. Une femme comme toi, faudrait la faire mourir le jour de son inscription à Pôle emploi. Au mieux une ligne dans le journal. Me sentir responsable de ta mort ? C’est une plaisanterie ? Tu es folle, irresponsable, inadaptée, de travers, et moi la Société j’ai la bouche grande ouverte pour te dire de te taire. Tu peux compter tes pas, tu ne comptes pas : tout est bon à prendre, tout est bon sauf toi. Tire-toi de là. C’est tellement surprenant qu’on écrive sur toi. Que reste-t-il ? Du feu. De la haine. Du dégoût. C’est ce que j’éprouve pour toi. Je te condamne absolument, te condamne à ne pas être. Es-tu seulement digne ? Es-tu seulement capable de cracher ? Tes yeux ont-ils à voir ? T’enfuir ? Où ça ? Crache. Dis « bouton d’or » une fois dans ta vie, soit capable de ça, bouge le moins possible puisque rien n’existe que ton absence. Cet enfant pire que l’usine, pas même tu ne l’aimes. Du feu alors ? Oui, Berthe, du feu : que brûle la vérité.
éd. La Dragonne, 2008
80 pages
13,50 euros