MINARD Céline | Bastard Battle

Regards croisés sur Bastard Battle de Céline MINARD
DISSONANCES #36

Jean-Marc FLAPP :
Montjoie Saint-Fuji !
Il n’est guère reluisant, le Moyen-Âge décrit par Céline Minard (« Les chaumières brûlaient ci et là comme mesches de lampe gorgées d’huylle et les tombereaux de pluye qui les noyaient ne sauvaient rien, emportaient cendres et gravats ») ni courtois pour deux sous (« Avoûtre, vessard, tu chies dans tes chausses ! Amène-toi qu’on en finisse ! Eh bastard ! ») mais très proche sans doute de la réalité des campagnes champenoises de 1437 (fin de la Guerre de Cent Ans) où les bandes d’Écorcheurs règnent par la terreur, où le lecteur est projeté par dessus les murailles dans la ville de Chaumont prise par les soudards d’Aligot de Bourbon, où tout de suite ça coince : qui donc est cette « démone » qui vient troubler la fête, vers laquelle aussi sec « trois-cents flèches » sont tirées dont elle se débarrasse grâce à sa hallebarde tournant « en moulin fol, par en bas, par le ciel » avant de quitter la scène sur un bond mémorable direct du sol aux toits ? puis que viennent faire là le sabreur Akira, le mercenaire Billy équipé de « couleuvrines à barillet tournant » ou ce Brucelet (ha ha !) « en chausses noires, nu torse […] mains par devant, ouvertes et tenues, les cinq doigts comme des griffes ») ? Bref on comprend très vite que Céline Minard s’amuse comme une folle à faire partouzer chronique médiévale, film de sabre et western, jouant des codes narratifs dans un proto-françoys parfaitement crédible, bourré d’énergie pure et d’inventions jouissives (truffé d’anachronismes), nous offrant un récit qui est tout à la fois une plongée dans l’Histoire, une sacrée cavalcade, une prouesse linguistique, une grosse rigolade… et un régal à lire !

Côme FREDAIGUE :
Une esthétique bâtarde
Bastard Battle est une fiction au sens étymologique du terme, le latin fingere évoquant à la fois le modelage, la composition et l’invention : si la matière du récit prend ici sa source dans l’histoire médiévale, l’auteur brode à plaisir sur cette toile de fond, y insérant des éléments dissonants puisés dans la culture contemporaine, comme lors de la bataille finale où s’hybrident épopée médiévale et film de kung fu : «  Lors Brucelet fait un petit bond d’avant et sautillant devant les aultres bouches bées, à petits pieds, lance un miaulement de chat fol, escaudé, de sorcellerie au bucher ». Loin de se limiter au mélange des codes et des genres, Céline Minard invente aussi une langue, un français abâtardi où roule le verbe de Villon mêlé de tournures ultra contemporaines, et la fiction se déploie ici sur le terrain même de l’écriture : « Que ja on m’en reparle. J’ay dit. Aulcun corps, nobody, never, ne lui recorda ce revers ». Le jeu des assonances et des étymologies tisse d’étranges accointances, créant une chimère à la fois familière et étrangère qui immerge le lecteur dans l’action autant qu’elle le tient à distance. On pourrait arguer qu’un tel exercice de style, aussi virtuose soit-il, risque de se réduire à un tour de force spectaculaire mais un peu vain : les grandes fictions littéraires nous dévoilent quelque chose de la réalité or Bastard Battle semble coupé de notre monde pour former un univers clos. Mais ce pur divertissement ludique et jubilatoire interroge avec profondeur notre rapport à la langue et aux représentations qu’elle véhicule, c’est un remède à la sclérose qui invite à l’exploration et à l’expérimentation en développant un dialogue original et extraordinairement vivant entre les littératures et les époques.

Anne MONTEIL-BAUER :
Moyen moyen…
Ça se passe au Moyen-Âge « ce jour d’automne MCCCCXXXXIV », même si le gros des guerroyades et embrochades se déroule entre «  Le dix décembre mil quatre cens trente sept » et «  le jour sept de novembre mil quatre cens trente sept ».
C’est écrit en moyen français revisité, ça se voudrait sans doute une agréable « fable diffamante, affabulation de trobar pris de vin, idiotie à fioritures et tragédie jeskspirienne ! ». On y croise plus de « saigneurs » que de seigneurs, on y taille, on y pille, on y daube, on y «  force les pucelles » (et les non pucelles), on y «  occit vitement les rejetons », les « espouses » sont « toutes plus ou moins des putains rouées et viles bagasses », les autres des « bastards » tantôt hirsutes, tantôt bavants qui « s’écharpent dent pour dent ».
Les descriptions sont longues, focalisées sur l’apparence de protagonistes qui jamais n’existent comme personnages, les actions répétitives : ce Moyen-Âge n’est fait que de batailles, et les références historiques Clairvaux, Fontenay, Notre-Dame-de-Lorette ne semblent convoquées que comme accumulations jonchant les pages comme autant de cadavres (pas exquis, hélas).
Une « fumelle » tout droit sortie de Kill Bill (mais elle n’est pas la copine de Billy – the Kid ?) pourrait sauver la mise, mais non, cette accumulation de clichés entre Les Visiteurs et Kamelott, lasse, ennuie et démantibule la patience. Mais peut-être est-ce un plaisir d’érudit.e et que je ne le suis pas (érudite)…
Un glossaire et quelques notes sur les « évènements historiques réels » vantés en quatrième de couverture auraient sans doute rendu la chose plus digeste.

Julie PROUST TANGUY :
François Kurosawa ou Akira Villon ?
Ils sont sept, dotés de noms empruntés à la saga Au bord de l’eau, au Seven Swords de Tsui Hark ou à un Moyen-Âge enfumé de champignons fantasmagoriques. Sept mercenaires uchroniques au sabir plein de gouaille, prêts à dégainer katanas et kung-fu pour venir à bout d’une armée de veules tripailleurs à la solde d’Aligot de Bourbon, second bastard du nom.
Sous la plume de Céline Minard, la bataille de Chaumont prend des allures grandiloquentes de « tragédie jeskspirienne » que l’on aurait éclaboussée d’humour rabelaisien et de pop-culture, « vironnée par mi moult gerbes de sang » et « haché[e] partout. Rien n’apparaist mais si tu le découds des coilles ou menton, c’est en bouillie que tu verras jaillir sa membrature, chair, os et viscères. ». Pétri d’un pastiche de jargon médiéval, juteux de mille inventions linguistiques inspirées de Villon, Rutebeuf et Pantagruel, cet hanami verbal recompose avec une liberté corrosive un des derniers épisodes de la guerre de Cent Ans, frictionnant et fissurant l’Histoire jusqu’à ce qu’en surgisse, au pas de course, la joie de fracasser les codes littéraires et les cervelles. En naît un western savoureux où l’on pleure de rire comme d’amertume sur le sort des héros impossibles et des charognes merdeuses, et où l’on dévore à pleines dents chaque paragraphe paillard, punk, libertaire et irrévérencieux, comme si c’était le dernier. « Lors puisant une fois encore dans le muid de Gevrey, haut les gobeaux, entrechoqués, nous portâmes la plus belle brinde de la soirée, à nous aultres nous-mesmes :
– Que vivent et longue vie ! Longue vie aux sept samouraïs ! Yeepee ! »

éd. Léo Scheer, 2008
112 pages
12 euros

rééd. Tristram, 2013
116 pages
6,95 euros