Regards croisés sur Jérôme de Jean-Pierre MARTINET
DISSONANCES #18
Christophe ESNAULT :
Jérôme Bauche jouit là où il peut
Jérôme mesure un mètre quatre-vingt-dix et pèse cent cinquante kilos. Sa mère tricote pour le nourrir. Elle lui donne quelques sous qu’il utilise pour boire dans les cafés et monnayer des attouchements avec des jeunes filles recrutées à la sortie du collège. Il vit dans l’ombre d’un père disparu. Mamame aime à lui rappeler que son mari était un amant extraordinaire (preuve de son désir, il cassait des noix avec sa bite). Jérôme aime la très jeune Polly. Graal ultime et prolongement à sa pathologie paranoïaque . Amour mystique propre aux âmes déterminées à se disloquer sur l’autel du non-retour. Dans Le Voyage, Céline fait dire à Bardamu que l’homme recherche le plus grand malheur. Jérôme, lui, recherche le plus grand avilissement. Pur produit judéo-chrétien. Quand il va voir les prostituées, il choisit la plus rebutante. Objectif : l’attisement de la haine qu’il se porte. Martinet cite Faulkner, Dostoïevski, Joyce, Melville. La puissance de son Jérôme égale sans nul doute celle de ses maîtres. Plus d’un cinéphile attend l’adaptation cinématographique. Si votre libraire n’a pas lu Jérôme, si – pire – il n’en a jamais entendu parler, urinez sur ses tables ou craquez-y une allumette pour signifier votre mécontentement. Puis offrez-vous la jubilation que prodigue la lecture de l’écrivain hautement réjouissant qu’est Jean-Pierre Martinet (qu’on aimerait encore vivant pour, en réponse à notre euphorisante lecture, l’embrasser sur la bouche).
Jean-Marc FLAPP :
Jérôme est énôrme…
…et très mal dans sa tête autant que dans sa peau : vieux bébé adipeux, égocentrique, odieux, vertigineux paumé il vit chez sa mamame alcoolique et cinglée qui le méprise pas moins que lui-même la hait et qui a su faire de lui cet hyper-concentré de méchanceté crasse, régressive et perverse, dont Jean-Pierre Martinet – son père, son frère : son double – nous donne à découvrir les hauts faits horrifiques au long d’une plongée aussi jubilatoire que radicale et glauque dans un Paris-nausée d’ultime gueule de bois à la toponymie curieusement russifiée et aux bas-fonds grouillants s’ouvrant au bout du compte sur l’hébétude blanche d’une banlieue de brumes où le roman se dissout plus qu’il ne trouve fin. Avant d’arriver là, le lecteur innocent se sera vu emporté par le flot impérieux de la logorrhée baroque de ce Jérôme Bauche on ne peut mieux nommé dans lequel Martinet l’a vicieusement coincé par une narration à la première personne d’un style éblouissant et d’une force de frappe rarement égalée : de l’intérieur du monstre, il aura visité l’Enfer de la Folie, roulé la Pureté dans le foutre et le sang, cloué l’Amour au sol (si grande compassion !), ri, frémi, joui et tué, et eu envie parfois de sauter du train en marche pour un peu respirer… mais ce type d’expérience est à peu près unique et se mène jusqu’au bout quand elle est commencée.
Car Jérôme est énorme.
Plus que cela : colossal.
Lionel FONDEVILLE :
C’était un petit jardin qui sentait bon le bassin parisien
J’ai avalé Jérôme. Je pèse 240 kilos. La digestion entraîne hallucinations, douleur et extase. L’intoxication de juillet dernier qui m’avait valu, au retour d’une journée de concerts aux Frigos à Paris, une semaine de délire et de vidange dans la canicule : rigolade, comparée aux phrases de Martinet sur mon ventre et mon derrière. Ma tête ? Avec ses mémoires effilochées, ses assemblages branlants et ses trucs de pute, pas la force d’en parler.
Autour de Jérôme, on glisse sur des sols visqueux. Les mains sont des armes et les prénoms des mondes. Sacré ou profane, un nom est à peine fixé à son propriétaire. Les identités s’échangent, s’évaporent, s’éteignent. Sur l’être de Jérôme, on a mis des noms de fleurs ou de maladies vénériennes : prothèses pour broyer ce que la main ne peut saisir.
Paris est poreux, se contracte, se dilate en épousant les chapitres. Les films et les chansons giclent, les rencontres échouent comme baleines, les petits jardins sont des terrains vagues.
L’encre est opaque. Les éclairs, nombreux : « Bander à quoi bon lorsqu’on peut tuer ? »
Comme ces amis qu’on garde à distance de peur de les violer, j’ai tenu Jérôme en respect. Avalé, Jérôme, mais pas dévoré. Oui, j’ai versé quelques morceaux de viande et de légumes trop bouillis dans le pot de fleurs de la salle à manger. A se distendre pour l’atteindre, mon dos est fourbu. Un bain chaud, et je ne garderai que le délice de la peine en partance. Burp.
Côme FREDAIGUE :
Dans l’enfer de la subjectivité
Roman d’une rare noirceur, Jérôme est l’histoire d’une faillite, celle d’une conscience déchirée entre l’aspiration au bonheur et le sentiment aigu de son impossibilité. Le personnage, sorte d’enfant-ogre, mi victime, mi bourreau, vit dans un état permanent de frustration qui le disloque peu à peu et le conduit à commettre les pires atrocités. Pourvu d’une trame limitée à quelques évènements, le récit tire sa force d’une écriture qui épouse avec virtuosité les états successifs de cet esprit malade, obligeant le lecteur à en pénétrer les recoins, à en subir les soubresauts. Elle habite la solitude d’un être condamné à ressasser son tourment. Il n’y a pas à proprement parler de dialogue dans le roman ; les pseudo rencontres de Jérôme sont autant de soliloques où, faute de comprendre et d’être compris, chacun parle pour lui-même, prisonnier de son propre enfer d’où cette impression d’enfermement renforcée par la structure circulaire et répétitive du récit. Il faut convenir que le voyage est éprouvant pour le lecteur aliéné par un personnage qu’il ne peut aimer mais dont il ne peut non plus se détacher. La tentation est parfois grande de refermer le couvercle sur ce cloaque étouffant mais cette identification forcée avec l’abjection nous conduit là où seuls les grands romans peuvent nous mener : aux confins de l’âme humaine.
éd. du Sagittaire, 1978 / rééd. éd. Finitude, 2008
480 pages
18 euros