Coup-de-cœur de Jean-Marc FLAPP pour Le soufi de Marc GRACIANO
DISSONANCES #39
« Et le gyrovague dit qu’à son éveil, il y avait un homme accroupi à quelques pas devant lui […] » et quelques mots suffisent pour qu’opère à nouveau le mystère Graciano : la phrase qui vient d’éclore va maintenant pousser, se ramifier, s’étendre, sur une cinquantaine de pages d’un seul bloc filer jusqu’à sa fin au rythme circulaire, palpitant, lancinant, du récit qu’oralement un moine (médiéval ?) fait à un auditoire parfaitement invisible au lecteur d’aujourd’hui, ce qui se lit ici tenant donc à la fois de la transcription de discours (habité, véhément) et de la description (par retour continuel d’incises modulées (« dit […] s’interrogea présentement […] dit de ses pensées […] dit d’elle emphatiquement le gyrovague […] ») d’un diseur en action… ce qui fait du Soufi (comme de tous les autres Graciano avant lui) à la fois un hommage à la grande confrérie des conteurs de tous temps et un parfait exemple de ce qui y est décrit – la puissance magique (création foisonnante (sidérante) de réel), en soi, de la parole. Et (comme on s’y attendait) ce qui se raconte là (de voix de maître, vraiment : la langue de Graciano vole au plus haut niveau) est (en plus) essentiel : rencontre de deux hommes en plein cœur de désert, en état de survie, réduits au nécessaire, au strictement vital des actions et rapports, jouant le rôle réflexe s’imposant à chacun (l’un recueillant, l’autre muant), sans nulle réflexion, dans une adaptation animale et parfaite à l’espace et au temps, fonctionnant parfaitement dans la simple évidence (et immense beauté (et source de jouissance)) d’être partie prenante dans le grand corps du monde – pleinement pour ceux-ci. Magique donc. Vraiment.
éd. Le cadran ligné, 2020
64 pages
14 €
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