ESNAULT Christophe | Vivre, 1 – 40

Coup-de-cœur de Tristan FELIX pour Vivre, 1 – 40  de Christophe ESNAULT
DISSONANCES #43

L’œuvre se féconde à coups de truelle et d’emplâtres. Chaque opus en découd avec l’aliénation – de soi par le monde, de soi par soi, la première coupable de la seconde. L’humour escroqueur de mort y est noir, déviant. Mais ici, nulle provocation vacharde ni obscénité truculente. La subversion s’intériorise, colonisant une prose poétique tendue à l’extrême : 40 tableaux de 10 à 15 lignes, de la page 1 à 40, comme le pointe le titre qui invoque le 4.48 Psychose de Sarah Kane, livre fondateur pour notre auteur – tous sous tension, agités de décharges électriques qui provoquent de tels courts-circuits que le lecteur est aspiré à l’intérieur comme en un vortex sémantique et onirique. À la logique du sens s’est substitué un mécanisme kaléidoscopique où éclats de rires (« Une oie sauvage repentie passe son permis de chasse »), de souvenirs (« Déballage du paquetage vérolé d’une odyssée familiale »), de révolte politique et sociale (« se battre contre dix mille compétiteurs sur un carré d’invisibilité »), de pensée sur la mort (« Taire pour un temps le cadavre et son talent à nous remplacer ») et de visions ultrasensibles (« Sous une pluie d’orage l’argile s’écoule autour des racines ») s’agrègent en se télescopant  sous la forme urgente d’aphorismes surréalistes révélateurs de soi (« La sybille prodigue ses caresses à l’idiot du village rescapé de la chaux vive »). Ce monde éclaté construit son microcosme en feuillets polyphoniques d’un grimoire qui irradie, recrée un sens à coups d’arrêts de mort sur image. Cruelles mais attentives, farcesques mais lucides, désespérées mais tendres, ces 40 combinaisons hallucinatoires sont des remèdes magiques qui depuis longtemps infusent dans l’athanor du poète.

éd. des Rues et des Bois, 2022
40 pages
14 €