DEBRÉ Constance | Nom

Regards croisés sur Nom de Constance DEBRÉ
DISSONANCES #45

Jean-Marc FLAPP :
Constance du stoïcisme
Il n’y a que quelques mois que j’ai entendu parler de Constance Debré et que ce qu’on m’en a dit m’a fait ouvrir ce Nom qui dès ses premiers mots («  Elle trempe le gant dans la bassine d’eau tiède, elle le passe sur le visage, elle baisse les draps, elle baisse le pyjama, elle passe le gant sur le sexe mort de mon père […] ») m’a sauté à la gorge pour ne plus me lâcher jusqu’à sa toute fin et ce que j’ai vécu a été tellement fort (l’écriture décharnée, précise, toute en crocs, conférant au propos (très radical en soi) une puissance de frappe qui m’a halluciné) qu’accro directement je n’ai pu à la suite que me jeter sur Play Boy, Love Me Tender, Offenses… qui ont eu le même effet de faire vibrer en moi quelque chose d’essentiel qui est peut-être de l’ordre d’une fraternité dans la conscience aigüe de l’absurdité de tout (donc de ce qui est censé (amour, famille, social…) faire lien entre nous), de la fondamentale absolue solitude de chacune et chacun, du fait qu’au bout du compte seules importent vraiment l’intégrité morale (accorder ses actions avec ses convictions) et la beauté du geste («  je me rase les cheveux à la tondeuse, […] je regarde mon corps ma gueule mes tatouages, […] je suis beau comme les taulards qui font des pompes, pour l’honneur »), de sorte que ce récit de l’accompagnement d’un père vers sa mort, dépassant de très loin les écueils habituels de l’autobiographie (rien là d’anecdotique), est sans doute avant tout l’illustration splendide (tout orgueil assumé : « Possible que le monde qui vient ait besoin de héros. Je me propose, c’est exemplaire la littérature, c’est pour ça que je dis Je ») d’une vraie philosophie.

Côme FREDAIGUE :
Dos au mur
Le roman s’ouvre sur un compte rendu précis et impassible des premiers instants qui suivent le décès du père de l’autrice. C’est factuel, sec, froid. Cette mort constitue l’axe central autour duquel gravite le roman, l’évènement qui achève une entreprise de démolition menée avec patience et détermination pour en finir avec tout ce qui entrave. Le geste est à la fois violent et sobre, il dessine la trajectoire d’une émancipation sans promesse : « Je me suis débarrassée de presque tout. De la famille, du mariage, du travail […] ce qu’on était avant n’existe plus, d’ailleurs c’est exactement cette impossibilité qu’on voulait ». Pas d’échappatoire, pas d’illusion. Nom, malgré sa radicalité, n’est ni un règlement de compte familial, ni un brûlot contre la bourgeoisie, il pose une question éthique : comment lutter contre « la vie lamentable », cette existence sans consistance dictée par le conformisme ? Rompre avec les origines est un prérequis : « je trahis pour prouver que la base du monde est un mensonge, qu’il faut tout réinventer, mais qu’avant il faut tout détruire ». Il y a quelque chose de stoïque dans la démarche, de barbare dans l’écriture, donnant à la narratrice une allure de moine guerrier férocement individualiste. C’est peut-être d’ailleurs la limite du roman qui se refuse toute dimension collective : « La lutte des classes je m’en fous, les pauvres je m’en fous, mes ancêtres ministres […] pareil. […] Tous autant que vous êtes, taisez-vous. ». Constance Debré parvient, à travers le récit de son expérience, à secouer les consciences endormies mais il manque à son propos une portée véritablement politique.

Ingrid S. KIM :
Gêne
Myötähäpeä (prononcer « meuhtaapear ») est un mot finnois, intraduisible, qui désigne ce sentiment de gêne intense par procuration que l’on ressent à la vue du ridicule d’un autre. Il résume plutôt bien mon sentiment à la lecture de Nom. On espérait que le titre minimaliste invite à une exploration profonde de l’identité. Au lieu de quoi, nous voici subissant une vague de narcissisme et de révolte brouillonne parfaitement exaspérante. La narratrice semble convaincue que ses réflexions sont d’une importance capitale pour l’humanité, et passe son temps (et le nôtre) à se regarder le nombril d’un air courroucé. Soit, oublions l’ineptie du propos, et l’hypocrisie latente du rejet véhément de Debré la narratrice envers « les bourgeois qui parlent aux bourgeois » et les institutions qui l’ont permise. Parfois, un texte sans intérêt ni cohérence se tient par la seule force de la voix qui le porte, me direz-vous. Mais non. À l’image des idées, le style se veut nerveux et n’est qu’énervant, les images nous font grincer des dents (« les noms c’est comme les cartes Pokémon, ça vient avec des points ») et l’on peine à trouver la moindre qualité à encore une de ces autofictions qui se pensent intelligentes parce qu’indigestes, et provocatrices parce que vulgaires. Avec ses listes de livres à jeter et ses jugements péremptoires sur tout ce qui est plus grand qu’elle (Barthes et ses «  enculages de mouche »), avec ce manifeste confus digne d’une ado en pleine phase goth, Debré se veut choquante. Elle n’est qu’agaçante, et parfaitement dans l’air du temps. « Écrire comme on n’y comprend rien, ou bien se taire », propose-t-elle. On a envie de lui répondre gentiment que parfois…

Julie PROUST TANGUY :
Trompettes de la re-nommée

Peut-on remettre en question son nom, sa filiation, son habitus social et culturel ? Se dépouiller totalement de l’identité reçue, « rompre, partir, participer à la grande entreprise de perte, l’accélérer, achever les choses » ?
L’autrice se bat contre « ces bonnes manières que je connais par cœur, je les déteste. Je les déteste parce qu’elles sont en moi, incrustées bien plus que le sang, elles sont plus qu’une langue, elles sont un corps ». Elle rêve d’un monde sans aucun milieu social (comprendre : sans bourgeoisie) d’où l’on pourrait écrire, libéré de toute «  la violence de la classe de haut en bas  », celle qui découle des institutions et de la culture («  l’arrogance des livres, la mollesse des livres, la bourgeoisie des livres, la putasserie des livres »).
Mais, ce faisant, elle étale malgré tout les noms qui l’ont créée (ceux des auteurs lus, ceux des personnalités tutélaires dont la mort ne peut la dédouaner) et dont elle cherche à s’affranchir dans une langue innervée par des lectures aux codes n’ayant plus rien de novateur. Elle joue la polémique réactionnaire chez un grand éditeur vendant volontiers l’image, assez stéréotypée, d’une persona en lutte contre son déterminisme. Elle cherche à tuer les symboles (« Ma chance ce n’est pas ma famille de ministres, ma vraie chance, celle vraiment que tout le monde devrait m’envier, c’est les parents camés et la mort de ma mère »), mais en déploie d’autres, surgis d’un champ littéraire que l’autrice critique mais ne fait finalement que prolonger. Avec un travail sur la langue plus poussé, ce Nom aurait pu devenir disruptif et s’aboucher à la modernité qu’il revendique.

éd. Flammarion, 2022
176 pages
19 euros