CHAUVIER Éric | Laura

Regards croisés sur Laura d’Éric CHAUVIER
DISSONANCES #40

Jean-Marc FLAPP :
Oui et non
Étrange livre que ce Laura que j’ai lu et relu sans savoir au final si je l’ai aimé ou pas : je trouve très efficace (parce que vraiment troublante) l’embrouille narrative sur laquelle il se base (le texte est le dialogue d’une femme et d’un homme qu’entrecoupent sans cesse les pensées parasites de l’homme-narrateur dont tout donne à penser qu’il est aussi l’auteur (« – Qu’est-ce que tu connais des hommes que j’ai aimés Éric Chauvier ? ») or il est impossible (à moins d’être un salaud et de toute évidence cela n’est pas le cas) si tout cela est vrai d’ainsi le déballer (cela causerait trop de douleurs) et Chauvier le répète : « ce n’est qu’une fiction, une fiction, une fiction, une fiction, une fiction… » ce qui fait que le lecteur ne sait plus trop où il est – et c’est très bien ainsi) puis les sujets traités (l’amour et le désir, la fracture sociale (culturelle, linguistique), le pouvoir (la révolte), la solitude, l’espoir…) sont des plus importants et ce qui en est dit (quasi subliminalement : juste par un dialogue et des pensées-réflexe qui semblent à peine écrits) est très intelligent (et sensible (et urgent)) et la chute est parfaite (qu’on ne dévoilera pas) : bref je devrais aimer… mais m’irritent en fait les personnages eux-mêmes : on me pardonnera (ou pas) mais je trouve Laura bête (même si elle a des excuses et même si on comprend qu’elle ne l’est pas autant qu’elle s’obstine à le paraître) et Éric pathétique dans ses atermoiements d’adorateur transi (même si on sait ça possible pour soi l’avoir vécu) puis leurs névroses de classe (haine des « enculés » pour Laura la prolo et culpabilité pour Éric le bobo) me laissent un peu de glace. Et donc peu d’empathie. Et donc j’aime et j’aime pas.

Côme FREDAIGUE :
Irréductible fracture sociale
On le comprend dès les première pages, Laura est l’une de ces gilets jaunes qui ont marché sur Paris. Ce que met à jour le roman, ce sont les motifs profonds de sa colère dont les ressorts sont moins politiques qu’affectifs. Beauté déchue, elle s’est fracassée sur le mur des préjugés sociaux sans jamais percevoir les rouages qui l’ont broyée. « Laura, pauvre marionnette, c’est encore l’Héritier-ventriloque qui parle en toi ». Sa conscience politique se confond avec ses affects : elle ne milite pas, elle se venge. Pas de lutte des classes donc, mais une rage qui n’a pas les moyens de se comprendre elle-même : « elle ne peut contenir les silences qui hurlent dans ses phrases ».
Celui qui comprend, et peut donc raconter Laura, c’est Éric, un narrateur qui « fai[t] assurément partie de la catégorie des nantis ». Malgré son empathie, lui non plus ne parvient pas à s’extraire de sa condition pour épouser la cause de cette « cassos ». Sa lucidité n’est qu’une conscience coupable « essayant de surmonter le mépris de classe […] – et en même temps gênée […] de ressentir ce mépris ». Incapacité à traduire en pensée un ressentiment social d’un côté, incapacité à passer à l’acte de l’autre, les protagonistes semblent condamnés à subir une réalité qui les enferme chacun dans leur sphère.
Pourtant leur dialogue enregistre une autre histoire, celle de deux individus tentant vainement de se rejoindre, échappant à « ce genre d’analyse hors sol [qui] prétend résoudre l’énigme de [leurs] retrouvailles, ici, sur ce parking ». Bien plus qu’une fable sociale, Éric Chauvier signe un roman d’amour sans issue : « la nuit est belle mais la zone est blanche ».

Ingrid S. KIM :
Fiction, fiction…
Ce besoin de le dire, de le redire, quand il eût suffi de ne pas se nommer… Une vague gêne à la relecture ? Une légère incertitude sur l’arrière-goût d’onanisme intellectuel qui perdure à la fermeture de cette courte tranche de nuit ? C’est le problème de l’autofiction : auteur ou personnage ? Le personnage, ici, est petit. Plus minable, et de loin, que cette Laura qui n’en demandait pas tant. C’est un petit monsieur, de ces petits messieurs aigris qui ne se satisfont pas de leur réussite modérée, de la mère de leurs 1.9 enfants et du crédit soldé de leur pavillon de banlieue. Qui tragédisent le destin, le « devenir-pute » de la « pute » du coin et leurs pulsions masturbatoires adolescentes pour s’en faire une grande aventure, qui veulent faire un beau roman de la misère quotidienne – pas la grande, la voyante, non, la petite misère ordinaire des jolies pas futées, des mauvaises décisions, de l’absence de choix… et qui, par là même, la trahissent, en ne parlant que d’eux. Qui profanent «  la peau mille fois profanée de Laura » en la réduisant encore à cette peau, en décrétant romantiques, héroïques presque, ces épisodes de vie qui vécus sont un enfer, bien réel celui-là. La violence, l’addiction, la conscience aigüe d’une infériorité intellectuelle et sociale deviennent matière à une condescendance faussement dénoncée, faussement repoussée, en réalité parfaitement confortable. Quelques éclairs de lucidité sur cette hypocrisie du désir quand il sait faire des phrases sauvent un peu la démarche. Le petit monsieur l’admet : «  Je me rends compte que je suis parfaitement incapable de te voir telle que tu es. » C’est peut-être la seule chose qui aurait compté.

Julie PROUST TANGUY :
Retour à la lutte des classes
Retrouver le fantasme de son adolescence une fois que l’on a réussi socialement : Éric Chauvier rebondit sur ce maigre prétexte narratif pour proposer une oscillation entre récit et enquête sociologique sur ce que l’on a misérablement catégorisé comme France d’en-bas. Il s’émerveille sur la beauté vulgaire d’un premier amour qu’il n’a jamais oublié : à travers son image affadie mais toujours fascinante, il retrouve un passé pétri de honte et de regrets.
Mais que reste-t-il de ses amours ? Un p’tit village, vu du point de vue nombriliste d’un transfuge de classe qui, engoncé par sa réussite et empêtré dans sa mélancolie, se complaît à s’imaginer un amour tendre et intellectualisé pour celle qu’il cherche à transcender sous forme de sujet de recherche ou d’héroïne de film.
Dans ce nouvel En attendant Godot, on siffle du rosé en analysant avec minutie les divergences langagières (« Dès que je goûte à sa beauté, elle me balance ce genre d’images – “une usine de gros enculé” – sidérante, sale, vile et – je ne sais comment – puissante »), les fantasmes inassouvis (« sauf que je suis ici, avec Laura, l’amour de ma vie du bled, à déconstruire je ne sais quel mystère qui s’épaissit notablement »), les ambiguïtés et les manquements (« Je serais le petit gars du bled qui a réussi, la fierté locale, mais qui présente cette notable incongruité de n’avoir jamais « pécho » Laura, puisque qui suis-je alors à ses yeux ? Un savant perché ? L’expert sans libido ? Un rat de laboratoire ? Un puceau métaphysique ? »)
Plus savant que sensible, Laura est un rendez-vous littéraire manqué, qui ne manque toutefois pas d’intérêt sociologique.

éd. Allia, 2020
144 pages
8 euros