Regards croisés sur Néons de Denis BELLOC
DISSONANCES #34
Jean-Marc FLAPP :
Dans ta face
Néons raconte la vie d’un type massacré avant qu’il ne l’écrive comme en la vomissant et ainsi l’exorcise : un père mort trop tôt (« Il avait vingt-cinq ans. Et moi un et demi. Et ce qu’il m’a fait ce soir de juillet 1951, j’ai pas pu lui pardonner. J’ai pensé : […] T’es qu’un fumier absent et je te hais. »), un beau-père qui cogne, une mère dépassée par les événements, la découverte précoce d’une sexualité crue et sacrificielle (« Et je pose mon cartable dans la pissotière en allant à l’école, en revenant de l’école, je me fais branler et je branle aussi, parfois ils sucent ma queue mais moi je veux pas sucer. »), la petite délinquance, la maison de redressement, la galère, le trottoir, la descente au plus bas dans l’extrême solitude et le dégoût de soi (« Baisser son froc, écarter les jambes. Offrir sa bouche et ses fesses. Tourbillon de foutre et de merde, souillures pour s’oublier. »), la mort qui tend les bras mais la mère qui revient, la peinture et ce livre pour s’en sortir enfin, peut-être (et en fait pas… mais la suite s’écrit dans les romans d’après). On aura bien compris que lire celui-ci est assez éprouvant : parce que la vérité n’y est jamais fardée, parce que sa langue est crue (fût-elle souvent sublime), parce qu’au bout de tout ça (qui laisse à espérer) vu comment c’est parti il n’y a rien forcément. Pas l’amour en tout cas. Rien donc que ce Néons qui est beaucoup déjà car de ces livres rares ramenés de l’Enfer qui laissent au lecteur (qu’ils recrachent à la fin sidéré et secoué) un goût de cendres en bouche et l’esprit chamboulé de venir d’assister à rien moins qu’un miracle : celui de l’éclosion, dans la fange et la mouise, d’un chant des profondeurs tout de manque et d’excès, donc d’une grande violence… mais de pure beauté.
Côme FREDAIGUE :
Ligne de fuite
« Je me souviens de rien, c’est elle qui m’a raconté ». Ainsi commence Néons, sur une phrase excavée qui tente vainement de se donner une assise. Du cauchemar de l’enfance aux nuits souillées de la jeunesse, s’esquisse le récit d’une fuite en avant que rien ne semble pouvoir contenir. C’est un fantôme de fils qui peuple une absence de père, la tension qui se creuse dans le ventre à la vue du premier sexe d’homme, et puis les néons et leurs teintes de rêve au milieu de la nuit qui prennent « la couleur du ciel inventé ». Le manque. Qui ronge jusqu’au verbe si laconique qu’il en deviendrait acerbe. La douleur et la déchéance donnent substance à la perte, l’outragent comme si cela pouvait la rendre tangible : « je décharge dans ses entrailles une giclée de tréponèmes : je hais les mômes et la queue des hommes ». Le vide que tente de conjurer Belloc en s’y vautrant avec une lucidité de procès verbal travaille le texte de bout en bout qui ne se maintient qu’en s’accrochant à un pronom. « Elle », la mère étonnamment discrète, arrime pourtant le récit, transmet à son fils ses forces de vie, son talent pour la peinture. Contrepoint essentiel de l’oeuvre, cette figure féminine apporte au texte sa couleur, l’empêche de sombrer définitivement dans la grisaille des histoires sans issues. Naître qu’à moitié perdu puisqu’un cordon se tend au-dessus de l’abîme. C’est donc sur la corde raide que s’écrit le roman, une plongée en eau trouble sans complaisance où se dessine, derrière la quête du pire, l’urgence de dire : jeter sur le manque cette lumière crue qui sauve ce qu’elle dévoile. Écrire.
Anne MONTEIL-BAUER :
Regarder par le trou du néant
Bref roman autobiographique, Néons est construit en trois parties : « L’Espagnol », « Gloria », « Couleurs ». Paru en 1987 chez Lieu Commun, il a été ré-édité en 2017 par les éditions du Chemin de Fer, trois ans après la mort de son auteur, Denis Belloc, « épuisé de came et d’alcool ». Enfant maltraité par un beau-père violent (l’Espagnol), Belloc découvre à douze ans la sexualité des pissotières : « en rentrant de l’école je me fais branler et je branle moi aussi, parfois ils sucent ma queue mais moi je ne veux pas sucer. », à quinze ans la prison (pour braquage) où le troc s’installe « Il vous sucera, mais vous m’filerez un paquet d’clops », à dix-sept les foyers où il rencontre Roland et son amant Pierre qui « met un peu de vaseline sur ses doigts et l’étale sur mon cul », re-braquage, re-prison, et puis Pigalle et les michés (clients). C’est écrit en flash brutaux comme des coups de reins sans tendresse, la langue est rapeuse, familière, argotique, elle se veut au plus prêt du réel, elle prend des raccourcis souvent faciles (« Paula est grande et belle. Paula fait chier. »), parfois fulgurants. Ce qui se raconte dans Néons est intemporel : la misère, la solitude, l’exploitation de l’autre, mais ni catharsis, ni distanciation. Il y a une puissance de la vérité, mais une impuissance littéraire. La langue dépaysera les non-initié.e.s qui seront, au choix, ou fasciné.e.s ou choqué.e.s, mais elle n’invente, ni ne révèle rien. Désagréable impression que l’auteur vend sa misère ou naïvement se la fait voler par la société du spectacle. On a mal pour lui.
Julie PROUST TANGUY :
Exu(l)toire
« J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or » : Belloc pourrait emprunter ce vers de Baudelaire, devenu cliché, pour en faire le sous-titre de ses Néons. Récit d’une découverte de soi à travers une misère obscène (le spectacle d’un père mourant à l’issue d’un combat de boxe, la mère remariée à un cogneur, la découverte de son homosexualité dans une pissotière, la prostitution entre Pigalle et Barbès où l’on se vend pour cinquante balles, les partouzes au Bois, la maison de redressement, la taule, les défonces…) et une langue cruelle et implacable, Néons entraîne le lecteur dans sa dérive, en refusant toute forme de misérabilisme et de regret… mais en cherchant, convulsivement, comment faire jaillir des écorchures un humour noir salvateur : « J’entends des mots : « morbide », « dépravé » et puis « pauvre type ». […] Je cherche le mot dans mon dico : MORBIDE : relatif à la maladie : état morbide. Qui dénote un déséquilibre maladif, dépravé : imagination morbide. DÉPRAVÉ : Gâté : goût dépravé. Perverti, débauché. Pour « pauvre type », je cherche pas. Je sais. » De cet étrange récit biographique qui cherche à recréer, façon roman pulp, une vie dont la douceur et la lumière ont été raclées à vif, on retient le sourire sarcastique de Denis Belloc, qui transforme la lubricité en révélateur d’une certaine vérité sociale (« J’ai quinze ans, je pige rien au matérialisme dialectique et j’en ai rien à foutre de la lutte des classes. J’aime pas assez la mienne ») et parvient à faire ressentir, sous les couches d’anecdotes impitoyables assénées sans enrobage, toute l’innocence d’un être désinhibé, sauvage, et d’une honnêteté assourdissante.
éd. du Chemin de Fer, 2013
150 pages
17 euros