Regards croisés sur Blesse, ronce noire de Claude LOUIS-COMBET
DISSONANCES #22
Jean-Marc FLAPP :
Mieux A rebours qu’En route
Cela débute dans la pénombre prémonitoire – poupée cassée et sabre en berne – d’un grenier cimetière peuplé d’objets gisant dans le reflet exsangue d’un « miroir grandiose, serti dans un décor de plâtre doré foisonnant de palmettes et de lauriers »… cette vision première annonçant ce qui suit où, de la même façon, l’enfance, les illusions, finiront fracassées, scintillant sombrement dans l’ostensoir baroque d’une écriture altière, précise et contournée : là, par une lucarne, un garçon de dix ans regarde le soleil s’enfonçant dans son sang ; sa petite sœur paraît et la cérémonie peut alors commencer. Y seront sacrifiées l’insouciance primale et la morale sociale par le simple rituel d’une jupe relevée, d’une culotte baissée, d’un regard de garçon qui se pose et découvre le sexe de sa soeur qui, étendue à terre, la tête de côté, dans le miroir magique le regarde regarder, et c’est de toute beauté. Cela ira en montant : l’amour et la tension, les actes, l’exclusion… jusqu’à ce que cela s’inverse, la transgression ultime à peine consommée, les anges ténébreux s’abîmant déchirés, maudits, finis, détruits. L’écriture toujours étant vraiment somptueuse – on pense à Gracq bien sûr, mais aussi à Huysmans, Baudelaire ou Barbey – j’aurais dû adorer… mais il y a là-dedans, de plus en plus d’ailleurs au fil de la lecture, quelque chose pour moi de gênant à tout le moins : tout cela ne fonctionne que parce qu’au bout du compte ça ne transgresse rien : les anges se flagellent et le mal est puni… Wittkop, Casanova ni le Divin Marquis ne m’auraient fait cela : c’est splendide, d’accord, mais un peu pisse-froid.
Côme FREDAIGUE :
Lumière vénéneuse
Sur un fond indistinct de ciel crépusculaire se détachent deux personnages. Ils ne seront jamais nommés que par ce qui les unit et les sépare : le frère et la sœur, le garçon et la fille, un même sang, une même âme, deux sexes et deux corps. L’un n’existent qu’à travers l’autre, dans un emportement qui tient autant de la fusion que de la destruction. Ce qui les lie, c’est un rêve d’étreinte et de souffrance, comme si la seule voie encore ouverte pour atteindre l’absolu passait nécessairement par le mal, cette « ténèbre » fascinante et destructrice qui les jette hors du monde, au delà des normes sociales, du bruit et de la fureur des hommes, leur laissant entrevoir – le temps d’un spasme – ce « point de lumière incertaine où le jour chavire dans la nuit ».
Qu’importe au fond qu’il s’agisse d’une biographie imaginaire du poète Trakl, qu’importe aussi l’argument incestueux sur lequel se construit le roman. Loin de toute étude psychologique de la perversion, Blesse, Ronce noire, c’est d’abord la séduction d’une prose poétique envoûtante et vénéneuse, qui suggère plus qu’elle n’énonce, une écriture qui se situe, et c’est tant mieux, aux antipodes de la modernité. Si l’on veut trouver à Claude Louis-Combet quelques affinités littéraires, c’est plutôt vers le XIXème siècle qu’il faut se tourner, celui des poètes décadents et symbolistes avec qui il partage le culte de la nuance et l’amour des mirages.
Anne-Françoise KAVAUVEA :
Toi sombre nuit
Entre la déchirure et la fusion, il y a l’amour, deux corps pour une âme ; cette idée, reliée aux grands mythes, se lit dans le beau roman de Claude-Louis Combet, sombre rêverie née de la poésie de Georg Trakl où toute entière se trouve inscrite l’impossibilité de cette réunion définitive entre deux êtres, Georg et Gretl, séparés par le lien fraternel. A l’origine est la faute ou plutôt son désir : le secret qui rassemble, ce regard posé par le poète sur la petite fille qui, plutôt que de fuir, se prépare. La langue poétique de Louis-Combet s’insinue dans cette fatalité. Elle est capable de dire l’indicible : ce premier sang versé par la jeune femme qui le regarde couler pour son frère, noire blessure, promesse de vie, ce don et ce repli simultanés, mots envoyés, mots cachés, cet échange fantasmé par Gretl qui s’offre à celui qu’elle aime plus que tout. L’intime tragédie se fond dans le drame commun, préfigure ce qui attend le poète. La blancheur de Gretl qui guide son frère vers l’autel du sacrifice concentre toute la beauté du monde, mais elle est destinée à être souillée en un holocauste consenti, désiré. Le sacrifice est mené à son terme : du bonheur consommé au sein d’une nature sensuelle résulte la catastrophe, et cet amour, vécu jusqu’au bout, unit la lumière aux ténèbres qui hantent la poésie de Trakl. Claude Louis-Combet nous entraîne au cœur de ce tourbillon ténébreux, nous fait admettre l’inacceptable par la magie d’une langue à la beauté douloureuse.
Julie PROUST-TANGUY :
Entre chair et verbe
C’est l’histoire d’un inceste – non, la tragédie d’un amour tabou. C’est le mythe d’une passion et de la naissance d’un poète, le récit d’une faille originelle, celle du sexe sororal, fermeture béante, interdit ouvert, qui fait jaillir la chair du poème, le cœur sombre de la création. C’est le chant d’un frère et d’une sœur, celle par qui la ténèbre arrive et celui par qui le sang a coulé, deux âmes-corps cousues l’une à l’autre, brûlées de désir opaque et de poésie blessée. C’est une écriture qui se découvre à travers la culpabilité d’un bonheur pur vécu dans le péché. C’est un conte de révélation et d’anéantissement, d’une pureté transcendante qui efface toute considération d’ordre moral.
A travers six moments-clés, Claude Louis-Combet retrace la mythobiographie crépusculaire d’un poète, Georges Trakl, et de sa sœur trop chérie. Il déplie, sous le voile des âmes, l’inéluctabilité de la chair, la danse éternelle d’Eros et Thanatos, l’opacité d’un verbe, proche et lointain, que l’on pétrit comme un corps interdit. Il donne à vivre, dans ces épisodes ramassés conduisant de la révélation du désir à l’anéantissement de la mort, le corps dense d’une langue sensuelle, errante, pudique et flamboyante à la fois, tâtonnant pour transmettre l’indicible ; un style baroque, dans ses contournements, qui fait émerger, de ses plis de verbe-chair, la perle obscure, le soleil impossible. Fouillant, fouissant les non-dits d’une relation inconciliable, il offre un véritable bain révélateur à l’œuvre de Trakl et un texte meurtri à la ronce, d’une grâce rare, qui blesse autant qu’il élève son lecteur.
éd. José Corti, 2004
126 pages
12 euros