Regards croisés sur Suicide d’Édouard LEVÉ
DISSONANCES #26
Jean-Marc FLAPP :
Regard sur le Néant
Tu as écrit Suicide et puis tu t’es pendu : comment le lire, ce livre, sans y chercher des clés ? En te donnant la mort, tu en as fait autre chose que de la littérature : ton écriture sèche, sans affect, émaciée (« Tu avais moins envie de mourir la nuit que le jour et le matin que l’après-midi. »), elle mène à ta mort mais elle n’explique rien, elle compile des fragments qui te restent d’un homme que tu n’aimais pas plus que les autres ou toi-même (« Tu ne me manques pas. Tu es plus présent dans mon souvenir que tu ne le fus dans notre vie commune. ») et on se demande bien sûr ce qui est vrai ou fictif, si c’est de ton ami ou de toi que tu parles et si ta décision de faire comme lui précède l’écriture ou en est découlée – elle empêche en tout cas qu’on lise normalement : il faudrait ignorer mais on sait et toi-même savais que l’on saurait : tu as tout embrouillé. Alors, ce livre, quoi ? Par touches aléatoires (« Décrire te vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. »), tu y ébauches le portrait de quelqu’un qui a tout (la jeunesse, l’amour, des amis, du talent…) mais qui perd le contact parce qu’il est fait ainsi et que ça ne se guérit pas, qui descend en lui-même se regardant descendre inexorablement, qui débouche où il doit qui ne se comprend pas (« Les gens qui te survivent se sont interrogés, ils n’auront pas de réponse à ces questions. ») mais il est bien certain que dans le visage ami c’est le tien que tu vois et au-delà le néant : ce livre est ce miroir que tu as traversé et que tu as laissé là on ne saura pas pourquoi. Le lire est se pencher sur le mystère ultime : totalement fascinant.
Côme FREDAIGUE :
Un suicide narcissique
Disons-le d’emblée, Suicide est une déception. Le projet avait pourtant de quoi séduire : invoquer, par le truchement d’une narration à la 2ème personne, le souvenir de l’ami disparu pour tenter de donner sens à son suicide. Hélas le narrateur phagocyte peu à peu son destinataire, glissant du portrait à l’autoportrait. L’errance solitaire du personnage dans les rues bordelaises et son cortège d’impressions subjectives en atteste. Le tutoiement s’y réduit à un artifice masquant un « je » qui se met complaisamment en scène. Narcisse moderne contemplant dans la mort son double fantasmé, E. Levé prend la pose à chaque page, sortant du musée du rien, allant manger un morceau à l’hôtel du néant, une petite promenade digestive sur le vide avant d’aller faire un tennis et puis, en fin d’après-midi, un petit suicide après la sieste. Quel ennui ! Le texte foisonne de considérations aussi insignifiantes que le détail d’un menu pris au restaurant et aligne truismes sur truismes : « le désir se prolonge tant qu’il ne s’est pas accompli ». Le narrateur agace tant son récit tourne à l’éloge funèbre. Son alter égo semble atteindre la perfection, voire la sainteté, avec ce suicide « d’une beauté scandaleuse » qui « rend plus intense la vie de ceux qui [lui] ont survécu ». Comment y voir autre chose qu’un fantasme morbide, une couronne funéraire que se tresse l’auteur espérant vainement hisser son suicide au rang d’œuvre d’art, comme si son acte final pouvait apporter une once de plus-value à son livre.
Anne-Françoise KAVAUVEA :
Aube noire
Voici un livre du seuil, de l’au-delà, une voix qui s’élève d’outre-mort, ou plutôt qui persiste et s’inscrit dans l’éternité de la littérature. Un homme s’adresse à son ami suicidé d’un coup de fusil dans la bouche, suicide méticuleusement préparé qui devient, étrangement, le point de départ d’une amitié poursuivie dans une temporalité sans limite.
« Es-tu mort puisque je te parle ?
Si tu vivais encore, serions-nous amis ? »
En effet, le « tu » envahissant interroge sans réponse possible, reconstruit une vie dont tout le relief semble provenir de sa fin prévue. Le suicide en effet semble prise de contrôle sur l’existence. Plutôt que le néant il suscite un mouvement spiroïdal, retour vers le passé mais progression maîtrisée vers un avenir défini. L’ami ici se rassure à l’idée qu’une existence ne s’est pas dissoute. La douleur est à peine évoquée. Subsiste un geste prévu, calculé, fascinant, dont le seul danger serait contenu dans son échec.
Livre monument, Suicide se lit aussi comme un manifeste dérangeant. Il émane de ce texte une immense solitude et une humanité profonde. L’acte programmé devient révélation d’une liberté individuelle et artistique ; il s’insère dans un projet qui, mise en abyme terrible et virtuose, prend tout son sens après son accomplissement hors de la littérature, c’est-à-dire dans la mort au monde réel. Edouard Levé définit ainsi le point ultime, celui où fiction et réalité se rejoignent précisément, démontrant que le dialogue créé par la littérature ne peut vraiment s’engager que dans ce « tu » adressé à l’absent.
Julie PROUST-TANGUY :
Mourir pour s’écrire
Etrange livre, que ce Suicide où la deuxième personne du singulier tutoie une écriture sobre, pour conter la mort de l’ami absent, avant de capturer sa vie par instantanés fragiles (« Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac »).
L’écriture oscille entre proximité et détachement, dans un curieux ballet où l’acte fondateur jamais ne s’explique, reste béant comme cette bande-dessinée, ouverte sur une double page, ultime message du mort, perdu par un geste maladroit (« Peut être as-tu voulu préserver le mystère autour de ta mort, en pensant que rien ne devait être expliqué »), que l’écriture tente de reconstruire en creux.
La mort, sous la plume de Levé, prend la forme d’un pacte de relecture : celle d’une vie, ses béances émotionnelles, ses espoirs trahis (« Tu te sentais un imposteur, car […] tu n’aurais jamais ressemblé aux rêves qu’ils avaient faits ») et la difficulté à trouver sa place de « comédien tragique » dans un réel malmené par des chimères. Le suicide, malgré son impact dramatique sur les proches, apparaît alors comme le seul acte créateur possible : « Tu es un livre qui me parle quand je veux. Ta mort a écrit ta vie ».
Hommage au disparu et méditation sur son geste fatal, Suicide tisse donc une esthétique dépouillée et fragmentaire de l’auto-fiction, où la disparition se fait révélateur d’une écriture de la vie : « en art, retirer est parfaire. Disparaître t’a figé dans une beauté négative ».
éd. P.O.L, 2008
124 pages
14 euros