Regards croisés sur Le corps lesbien de Monique WITTIG
DISSONANCES #35
Jean-Marc FLAPP :
Cri du Corps
Chant de 111 chants rythmé par l’irruption – massive, métronomique – de 11 doubles-pages de mots en majuscules listant organes fonctions et productions du corps, ode à la femme aimée dans sa totalité (soi-même pulvérisé/e dans cette ampleur d’aimer), monologue de folle (haletant, délirant), cri d’extase de faim de douleur et de mort, Le corps lesbien calcine (tout en s’en nourrissant : Sappho partout présente, Labbé quasi citée : « j//ai si mal de toi que j//ai bonheur extrême ») les canons ancestraux (rien de trop cru quand même) de la poésie d’amour : Wittig dit la pulsion de fusion amoureuse à son plus haut niveau, son « j//e » mord dans l’aimée (qui l’occupant entière – faisant une avec elle – la mord pareillement) et par la déchirure s’introduit et l’explore (« J//ai accès à ta glotte et à ton larynx rouges de sang bloqué. J//atteins ta trachée artère, je m//immisce »), l’exhibe par morceaux, ainsi parcellisée sous éclairage cru (quasi pornographique) la fait étinceler, la divinise, l’implore (« j/e t’en prie à voix très douce, vomis-m/oi de toutes tes forces agnelle de lait muselée reine chat crache m/oi »), lui fait subir le pire (la dissèque, la déchire, l’éviscère, la dévore : libère ses phantasmes avec délectation), pulvérise le langage et les codes moraux pour célébrer la femme en son essence-même (« que ta vulve soit, lèvres cœur clitoris iris crocus d’osmium odorant réfractaire, sois forte m/a plus belle et la plus enfiévrée »), l’amour et le désir en leur incandescence, et la machine-corps qui offre le plaisir (où est la liberté) à qui n’en a pas peur… Bref ce texte brûlant, fait de chair et de sang, cru, révolutionnaire, crie la folie d’aimer comme jamais avant.
Côme FREDAIGUE :
Du vieux nouveau
Le corps lesbien de Monique Wittig se présente comme un long poème assez fastidieux à lire pour peu qu’on renâcle devant les textes poético-politico- conceptuels. De prime abord cela semble à peine lisible mais, dans la mouvance des expérimentations du nouveau roman, on y verra la marque d’une littérature exigeante renouvelant pour les siècles à venir les formes figées d’antan ! Ici on « invente » donc un nouveau langage pour dire – non pas le désir d’une femme pour une autre, ce serait trop facile- mais la caducité des anciens schèmes sexuels. Wittig inflige à son lecteur / lectrice un discours amoureux qui, s’il pouvait passer pour novateur dans les années 70, semble aujourd’hui bien daté : interminable liste d’organes, détournement de références culturelles, déstructuration du langage et construction itérative. Livrons à titre d’exemple un passage parmi d’autres : « Feu feu feu jusqu’au tendon d’Achillea la bien nommée celle qui a tant aimé Patroclea. Les muscles en effet s’incendient tous en même temps les trapèzes les deltoïdes les pectoraux les dentelés les obliques les grands droits les adducteurs […] » Le manuel de lecture n’est pas fourni avec l’œuvre mais la fréquentation des critiques post-structuralistes et l’étude des articles de la revue Tel Quel y suppléeront avantageusement. On comprendra tout : la volonté d’échapper aux carcans normatifs, la dimension spéculaire d’un texte qui s’objective lui-même, la déconstruction du discours littéraire, etc. Hélas, ni l’émotion, ni la sidération ne seront au rendez-vous car rien n’emporte dans ce texte démonstratif et artificiel. Ne subsiste qu’un ennui profond face à cet amour noyé dans le concept.
Anne MONTEIL-BAUER :
Les 12 travaux d’Herculea
Douze fragments et onze placards en majuscules (comme 11 radiographies) se font face dans ce texte et s’entremêlent à la manière de la double hélice de l’adn pour répondre à un titre à l’ironie explosive : Le corps lesbien. Anti-Chansons de Bilitis, le ton et le sens sont donnés dès la première phrase : « Dans cette géhenne dorée adorée noire fais tes adieux m/a très belle m/a très forte m/a très indomptable m/a très savante m/a très féroce m/a très douce m/a plus aimée, à ce qu’elles nomment l’affection la tendresse ou le gracieux abandon. » Le texte de Monique Wittig s’adresse aux inventeurs et inventrices de leur propre éros-hymne. Amateurs et amatrices de littérature dite éro-tique passez votre chemin, rien ne sera fait à votre place, quant à celles et ceux qui ouvraient le livre en quête de définition, iels en seront pour leurs frais, le corps lesbien aime comme tous les autres. L’amour, la rencontre de l’autre, fracasse et démultiplie l’être – le pronom personnel à la première personne et sa ribambelle de possessifs sont tailladés d’un slash, l’ego vole en éclat et le rythme s’emballe dans une poétique qui réinvente le monde en réinventant la langue. Le neutre assumé d’ordinaire par le masculin se transmue en un féminin pluriel qui charrie la norme et fait obstacle. « Elles lâchent sur m/oi vos chiens quand j/e m//approche. » Mythologie, bible, règnes végétal et animal sont convoqués pour dire l’universalité d’un corps à corps total avec l’autre et les affrontements avec les diktats du monde. On a rarement l’occasion de lire un texte aussi profond, aussi dense et aussi poétique, et bien sûr, ce n’est pas facile.
Julie PROUST TANGUY :
Ceci est t/on corps
Comment parler de lesbianisme de manière radicale et ainsi détruire les codes du lyrisme amoureux, de la représentation du corps et des amours féminins ? Comment rendre, en 1973, leur liberté aux amantes ? En martelant le corps-texte d’un lexique anatomique, en disjoignant rageusement les pronoms personnels flétris par le romantisme et en laissant libre cours à une violence passionnée où l’amour se fait dévoration, défloration des mystères organiques, pétrissage de la langue autant que de la chair aimée !
Finis les mythes des tendres amours saphiques et les figures héroïques virilistes (« Feu feu feu jusqu’au tendon d’Achillea la bien nommée celle qui tant a aimé Patroclea »), mort aux sournois alanguissements du français et aux tabous qu’il force sur l’expression poétique. Place à l’irrévérence linguistique, saccageant goulûment les blasons de l’éternel féminin pour en exp/l/oser les arnaques séculaires ; victoire du Féminin comme genre universel et comme héroïne des légendes à réécrire : « J/e cherche en toute hâte tes morceaux dans la boue, m/es ongles râclent les menues pierres et les cailloux, j/e trouve ton nez une partie de ta vulve tes nymphes ton clitoris, j/e trouve tes oreilles un tibia puis l’autre, j/e te rassemble bout à bout, j/e te reconstitue ».
En morcelant le corps lesbien et en le rassemblant poétiquement, telle une moderne Isis, Wittig lui offre ainsi une nouvelle unité poétique qui bouleverse, en 111 fragments amoureux, les discours avilissants ou abêtissants que la médecine anatomique, la littérature courtoise ou pornographique ont pu porter sur lui. Elle lui rend sa pleine liberté d’aimer et, par là-même, d’exister.
éd. de Minuit, 1973
188 pages
18,50 euros
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