HYVERNAUD Georges | La peau et les os

Regards croisés sur La peau et les os de Georges HYVERNAUD
DISSONANCES #25

00 couv la peau et les os

Jean-Marc FLAPP :
Table rase
« Picolo te reconnaît bien, tu sais, m’a dit Tante Julia. Picolo, c’est le chien. Baveux, chassieux, ignoble, il tremblote sur un coussin. » : dès les premières lignes de La Peau et les os, Hyvernaud dégaine et dégomme, froidement et pas de quartiers… la Famille donc d’abord, bonne bouffe, bonne humeur, bons sentiments, bonheur – tant de bontés l’excluent, l’étouffent, le dégoûtent : les cinq années de camp d’où il vient de rentrer l’ont minéralisé et il n’y a plus en lui que la lucidité de la mémoire crue qui s’enclenche et on y est… dans le piteux troupeau des vaincus hébétés se traînant dans l’été vers la Poméranie ; aux chiottes de l’oflag où par groupes de seize « huit d’un côté, huit de l’autre […] côte à côte, dos à dos […] ensemble dans un gargouillis de paroles, d’urine et de tripes » on se vide vite fait ; dans l’atmosphère épaisse de la piaule où trente hommes ronflent demi-gelés ; à regarder les Russes – fantômes effarés – balancer dans les fosses de pleines charretées de crevés qu’ils piétinent pour plus en entasser… on est là où l’humain révèle ce qu’il est : vilain, faible et foireux. Car ce que pointe ce livre sec et dur comme une trique, écrit au vitriol, totalement habité, ce n’est pas tant la guerre et ses absurdités que notre petitesse et nos méchancetés, que notre solitude, que la vanité de tout. D’une noirceur totale, d’un style éblouissant (pas une once de graisse : chaque mot fulgurant), ce texte halluciné, fracassé, déchirant – à (re)lire absolument – est de ces oeuvres rares dont on sort bouleversé.

Côme FREDAIGUE :
« Un bouquin désolant »
Avec la sècheresse d’une démonstration, Georges Hyvernaud décrit dans La Peau et les os son expérience de la captivité, un effroyable cortège de vexations aboutissant à ce constat sans appel : « la vérité, c’est l’homme humilié ». Tout l’édifice social, culturel, moral sur lequel s’appuie l’idée d’humanité s’évanouit dans l’odeur des cabinets où chacun défèque sous le regard des autres. Le corps emporte tout, devient la seule réalité tangible, une réalité qu’Hyvernaud relate sans ménagement, sans artifice. L’Histoire agit pour lui comme un révélateur : l’homme n’est qu’un animal déguisé en homme, sa dignité supposée relève du mensonge et son héroïsme de la littérature, c’est à dire de l’hypocrisie. Que reste-t-il à cet individu, ce « sac de tripes »  que les camps ont dépouillé de tous ses oripeaux ? « Il n’y a rien » répond laconiquement l’ultime phrase du livre qui se referme en abandonnant le lecteur face à un bloc de nihilisme.
Faut-il lire un tel texte ? La claque est si rude que l’on serait tenté de le déconseiller. On aurait tort. Ce récit met à jour le ressort de toute entreprise de déshumanisation : faire accepter la déchéance à celui qu’on avilit. La Peau et les os est « un bouquin désolant » qu’écrit un homme défait, désormais incapable de croire en sa propre humanité, c’est le livre d’un mutilé qui ne peut plus porter sur son espèce qu’un regard de bête lucide. Soutenir ce regard, prendre la mesure du désastre, c’est peut-être donner une chance à cette fragile part de nous-même sans laquelle nous ne serions pas humains.

Anne-Françoise KAVAUVEA :
Ego te intus et in cute novi…
C’est le récit d’un retour, d’une place à reconquérir dans le quotidien de ceux qui n’ont pas vécu l’exil, la lente, irrémédiable dégradation d’un corps, d’un esprit, de ceux qui ne peuvent partager l’expérience vécue loin d’eux, qui ne peuvent même la comprendre. Piètre Ulysse de retour d’un misérable voyage, reconnu par un chien qui lui ressemble, le narrateur est contraint de taire aux siens l’enfermement tant il prend la mesure de son isolement. En ce stalag où il a vécu cinq ans parmi ses semblables, nulle chaleur, nulle solidarité. Chacun est rentré en lui-même, seuls subsistent les petits travers, l’émiettement d’une personne, sa réduction à une peau repoussante, tavelée, ulcérée, malodorante. Face à la banale furie d’un Lageroffizier ne s’élève aucune révolte. Non, il est juste question de sauver cette peau devenue trop grande pour une chair si médiocre. L’inutilité de gestes répétés rythme une pauvre vie réduite à la satisfaction de piètres besoins. Le camp n’est pas voué à l’extermination ; les hommes cependant s’y trouvent condensés à l’expression de ce qu’ils ont de plus vil. Et la cohorte des Beuret, Chouvin, Ure, Peignade, Pochon, Vignoche se traîne dans l’espoir d’une malheureuse ration de gras, ombres d’humains, cortège dépenaillé et blafard. Les os, eux, demeurent cachés. Nulle gloire pour le soldat de retour ; seule cette peine d’avoir été dépossédé de lui-même sans que personne ne le sache. La voix de Georges Hyvernaud n’ose se faire clameur… Le récit en est d’autant plus poignant.

Julie PROUST-TANGUY :
Contre l’hypocrisie
Toucher la limite inférieure de ce qu’est un être. Renoncer à cette humanité dont on a pu être si fier, pour devenir « des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l’odeur de leurs déjections ». Dire la captivité, la soumission, le « destin de chair » absorbé par « le destin d’ombre ».
De tous les livres sur les camps, celui-ci est peut-être le plus brutal : il dit sans fard, sans crachat, dans une simplicité crue et concrète, la réalité d’une expérience qui dépouille un homme jusqu’à ne plus lui laisser que la peau, les os et l’obstination de durer. Il étale aussi, avec une lucidité effrayante, l’indifférence de ceux qui voient revenir ces revenants impossibles et qui refusent d’accepter l’horreur de leurs récits, sauf si le pathos en est démultiplié.
Son existentialisme cru fait l’effet d’une douche froide, salutaire : l’abjection commence avec l’hypocrisie sociale, scande la plume claire et directe d’Hyvernaud. Avant et après la régression imposée par les camps, c’est surtout la fausseté de l’espèce humaine qui désorganise le réel, altère la vie et la rend médiocre, nous réduisant au statut de corps perdus dans un univers dépourvu de sens et de dignité.
On referme La Peau et les Os avec la sensation d’avoir lu bien plus qu’un témoignage : un regard lucide et poignant sur la condition humaine.

éd. du Scorpion, 1949 / éd. Le Dilettante, 1995
158 pages
13,57 euros