Regards croisés sur Reste de Adeline DIEUDONNÉ
DISSONANCES #47
Antoinette BOIS DE CHESNE :
Le corps du délit
À la mort de M., son amant, la narratrice écrit à Camille, la femme de ce dernier, pour tenter de lui expliquer son impossibilité à lui rendre le corps : voilà le pitch.
Rien à dire de plus si ce n’est une narration construite sur deux missives adressées à un mois de distance à cette autre considérée comme la plus à même de permettre à la parole d’éclore, de se déployer, de disséquer le corps du délit : ces six jours durant lesquels elle rôde dans la montagne avec l’aimé en progressive décomposition, parcours de lac en lac parsemé de rencontres.
Rien à dire si ce n’est la trame de cette errance chaotique tissée avec le récit rétrospectif de sa vie jusqu’à sa rencontre avec M. Parce que cet homme a d’abord été son ami avant de devenir son amour et qu’il ne ressemble en rien à ceux à qui elle s’est soumise dans un schéma patriarcal classique : plaire et s’ajuster aux desiderata de l’autre (trophée, mère ou épouse – objet toujours). Confession de femme à femme dans la distorsion créée par le tabou renversé du rapt du défunt. « Si vous acceptiez de m’inclure dans le parcours funéraire de M. […] Mais rien ne vous y obligerait. Je me mets à votre place. Mon mari, mon mort. C’est normal. »
Rien à dire si ce n’est comment peu à peu s’éclaire cette nécessité de lui écrire à elle : « Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est tordu, oui. »
Rien à dire sauf que je ne sais toujours pas si, oui ou non, j’ai aimé ce livre culotté et dérangeant dont l’autrice nous offre, en guise de postscriptum, la playlist mélancolique qui a soutenu son écriture et dont les titres ponctuent la narration.
Jean-Marc FLAPP :
(Extrême) confusion des sentiments
M. est marié, S. divorcée (ou séparée), il a un fils, elle une fille, ils se sont rencontrés chez des amis communs, cela fait huit années qu’ils goûtent pleinement au bonheur d’être amants (l’un à l’autre adonnés en toute légèreté) et cela pourrait ainsi durer sans plus de vagues (ni rien d’autre à en dire) quasi éternellement… mais rien n’est éternel et dès les premières lignes (« Mardi 5 avril 2022. M. est là, allongé près de moi. Il est mort. ») c’est en fait la panique (totale, échevelée) qui va mener le bal : S. vient de tirer M. du lac où il s’est noyé (on ne saura pourquoi : ce n’est pas le sujet) et ne pouvant admettre ni cette disparition ni son absurdité, elle dévisse psychiquement, optant pour la folie d’emporter le cadavre dans une cavale macabre forcément sans issue et d’entreprendre d’écrire à l’épouse inconnue de son amant perdu les deux longues missives qui composent ce livre écrit à fleur de nerfs, haletant, palpitant, sans nulle fioriture (le style ligne claire (« J’ai peur d’oublier M. Que les choses m’échappent avec le temps. Comment l’empêcher de disparaître ? ») témoignant de l’urgence, de l’extrême violence et de la confusion de ce qui se passe en S.), où il est question bien sûr de la mort et du deuil (obligations sociales, trauma individuel), de l’amour passionnel (dans tous les sens du terme), de ce qu’est être femme dans un monde bâti par et autour de l’homme (« Je ne pense pas qu’on m’ait appris à me taire. Simplement, on ne m’a pas appris à parler. Et on m’a dissuadée d’essayer. ») et plus que tout sans doute de l’enfer de l’« abandon » : aussi dur qu’essentiel, mené de main de maître jusqu’à sa toute fin, Reste est bouleversant.
Côme FREDAIGUE :
L’inéluctable et l’immortel
Reste, d’Adeline Dieudonné, plonge le lecteur dans un univers où les thèmes de l’amour et de la perte sont explorés avec une intensité douloureuse. La narratrice, une femme de quarante ans à la croisée des chemins, est foudroyée par la disparition brutale de son amant, un cataclysme émotionnel qui la précipite aux frontières de la démence.
Le récit s’articule en deux lettres envoyées à la femme de M., l’amant : la première dépeint sa plongée graduelle dans la confusion mentale, elle ouvre le roman sur un choc, une sidération qui propulse la narratrice dans une dimension où le temps semble bloqué. La seconde narre un retour difficile à la réalité imposé par le travail de la mort : « Il n’était plus qu’un corps qui se décomposait, à quelques mètres, et je ne pouvais rien y faire. » L’auteure joue habilement des flashbacks et du réalisme cru pour capturer l’essence de cette expérience humaine. Le quasi-personnage de M., à la fois omniprésent et absent, se dérobe dans les nuances du clair-obscur, il incarne cette dualité entre le corps inanimé qui se décompose et le souvenir vivace qui consume l’esprit de la narratrice.
Bien que le sujet puisse sembler manquer de crédibilité de prime abord, la prose de Dieudonné réussit avec finesse à traduire le flux de conscience de la narratrice, oscillant entre lucidité et folie, offrant un miroir tendu vers nos propres abîmes. Elle nous confronte à la sauvagerie latente sous la surface de la sociabilité, avançant douloureusement sur le fil du rasoir avec l’ambivalence que recèle le titre, cri de révolte qui voudrait nier l’inéluctable et conscience aigüe que ce qui a été vécu est immortel : « Je crois qu’on ne s’aime vraiment qu’à l’ombre de la mort ».
Julie PROUST TANGUY :
La cavale d’Eros et Thanatos
Que feriez-vous si votre amant mourait noyé, lors de votre escapade amoureuse dans un chalet isolé ? Il est peu probable que vous partiriez en road trip avec son cadavre et relateriez vos étranges aventures à sa femme. C’est pourtant le choix que fait la narratrice de Reste : son effondrement mental s’étale au fil de deux lettres qui racontent l’accident, ses conséquences, l’amour porté au défunt, mais aussi celui qu’il portait à son épouse, malgré l’adultère.
Le récit aborde de manière originale la phase de refus de réalité que l’on traverse lors d’un deuil : les réactions de la narratrice, ses décisions surprenantes (y compris celle d’étaler, sans pudeur, son intimité aux yeux de la veuve) et son absence de limites sont une habile exploration de ce déni, qui permet de prolonger la vie du défunt presque malgré lui.
L’idée est bien trouvée et le style franc, simple, constellé de petites phrases-aphorismes conçues pour faire mouche (« On dit séparation, divorce, rupture, on fait le deuil du passé, alors que le chagrin d’amour fait plutôt le deuil de l’avenir »), brasse de nombreux thèmes dans l’air du temps (la passion, les relations toxiques, le consentement…). En somme, c’est un roman bâti comme un page-turner qui aurait bien senti son époque.
Il se lit rapidement, mais ne parvient pas totalement à convaincre : le pari qu’il fait (saisir un moment de névrose amoureuse post-traumatique) le conduit en effet à faire des choix narratifs parfois peu crédibles, dont les excès finissent par lasser le lecteur et conduisent à une fin semblant, par contraste, bien faible, au regard du déversement passionnel qui pétrit le reste du récit.
éd. L’iconoclaste, 2023
282 pages
20 euros