Regards croisés sur King Kong Théorie de Virginie DESPENTES
DISSONANCES #30
Jean-Marc FLAPP :
Punk not dead
« J’écris de chez les moches » balance Despentes direct, annonçant la couleur : à grands coups de tatanes dans les dents du beau style, ce texte de cogneuse, entre essai féministe et pamphlet libertaire, énergétique, hargneux (genre pitbull littéraire), veut faire réagir. Il y arrive parfaitement, promouvant la « révolution des genres » comme seule résistance possible à la fascisation des sociétés modernes, mettant en perspective viol et structure sociale (« Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée. »), démontrant clairement combien le mariage classique est une prostitution quand la prostitution peut être l’exercice d’une vraie liberté (« C’est le contrôle exercé sur nous qui est violent, cette faculté de décider à notre place ce qui est digne et ce qui ne l’est pas. »), dénonçant la pression tant morale que légale sur l’espace d’expression démocratique qu’est la pornographie (« La morale protégée est celle qui veut que que seuls les dirigeants fassent l’expérience d’une sexualité ludique. »), fustigeant les rôles sociaux préformatés (« Être complexée, voilà qui est féminin. Effacée. Bien écouter. […] Les hommes, c’est cool, on passe notre temps à les comprendre. ») pour appeler au final à un féminisme qui soit « une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres » donc à « tout foutre en l’air ». Et même si parfois ça tourne un peu en rond (puis ça ne propose rien), rien qu’à taper dans le tas tous azimuths comme ça je trouve ça réjouissant. Et pertinent. Et sain.
Côme FREDAIGUE :
Mélange des genres
Pamphlet autobiographique, essai punk-rock, King-Kong Théorie est un joli morceau de provocation qui appuie là où ça fait sens, sur l’embourgeoisement du féminisme avec son culte de la dignité de la femme, sur les hommes aussi, ces mâles douteux, esclaves de leur hégémonie qui regardent passer les trains sans comprendre qu’ils sont eux aussi embarqués dans la grande valse des genres. Ce que l’on est, ce qu’on voudrait être, ce qu’on nous impose de devenir.
Suivant une démarche qui peut rappeler celle d’un Montaigne, les expériences vécues et les analyses se croisent pour tisser un texte aussi rugueux qu’impudique où Despentes essaie sa propre « féminité » et s’expose, outrageusement vivante. Elle, la fille qui ne cadre pas avec les stéréotypes, défend sa position, la seule qui mérite d’être défendue : « Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire. ».
Plus qu’un brûlot post-féministe, King-Kong Théorie est un livre libérateur, un manuel de désapprentissage à l’usage des cancres du sexe, « celles qui sont trop mal foutues » et « ceux qui chialent volontiers ». Portée par une écriture salement efficace, la charge fait vaciller les évidences et pointe avec acuité le véritable adversaire, celui qui dans l’ombre distribue les rôles : « La polarité dans la réalité se fait en fonction de la classe sociale ».
Puissent les lecteurs, vivifiés par cette saine lecture, s’affranchir des déterminismes en tout genre, vivre et copuler comme bon leur semble !
Anne MONTEIL-BAUER :
King Kong dans un magasin de porcelaine
On nous dit que c’est un essai et même « un manifeste pour un nouveau féminisme », chouette, on espère une analyse portée par une pensée engagée et créative, Despentes est une « punkette pratiquante », et elle nous le dit : « Le punk-rock est un exercice d’éclatement des codes établis, notamment concernant les genres », parfait, on y va, c’est quoi, cette King Kong Théorie ?
Hélas, un galimatias colérique qui hoquète entre déclarations définitives et autocélébration. La sexualité, le genre, le viol, la prostitution, la pornographie sont abordé.e.s à coups de gourdin. La question de la beauté est obsessionnelle et réduite aux apparences « Finalement pas besoin d’être une mégabombasse pour devenir une femme fatale […] une fois la tenue endossée. ». La solution proposée en filigrane du texte étant de prendre « l’ennemi » – dont on ne se sait jamais si c’est l’homme, le monde marchand ou une construction culturelle – à son propre piège en étant plus violente que lui. « Je t’encule ou tu m’encules ? » : imaginaire saturé de pensées binaires et fascinées par ce qu’elles prétendent dénoncer, quoi que proclame l’invitation finale à « tout foutre en l’air ». Ce que Colette, Duras, Beauvoir et Yourcenar réunies n’auraient pas compris, « toutes prennent soin de montrer patte blanche, […] de s’excuser d’écrire […] et ne veulent surtout pas – quoi qu’elles en disent – foutre le bordel » !
On a envie de recommander à Despentes une promenade en forêt et la lecture de Faiseuses d’histoires – Que font les femmes à la pensée ? d’Isabelle Stengers et Vinciane Despret, mais la complexité n’entre pas dans la recette d’un best-seller.
Julie PROUST-TANGUY :
Punk-féminisme
Écrire pour toutes les femmes (y compris « les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf ») et pour les hommes (même les « pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés »), pour leur faire comprendre, à grands coups de Dr. Martens dans le cul, que la société moderne enferme les femmes dans des idéaux de féminité inaccessibles, qu’elle bride leurs désirs ou enferme le sexe dans une case puritaine qui entraîne les excès. Parler de tous les sujets qui fâchent et font frémir les pudibonds : la culture du viol, la place du porno, la prostitution, la libération sexuelle, l’art de la servilité et/ou de la « putasserie », la patriarchie capitaliste… Et de ce qu’est le féminisme pour les blanches, pour les noires, pour toutes ces femmes qui cherchent simplement à être elles-mêmes, c’est-à-dire des individus courageux, lassées d’être enfermées dans des stéréotypes ou dans un « affaiblissement consenti » qui les place « sous la protection du plus désirant, du plus fort, du plus adapté » et les empêche de jouir librement de leur corps et de leur vie.
Despentes se livre dans une langue qui racle et crache à la gueule sa syntaxe. Si elle se perd parfois dans des automatismes ou des jurons dont la répétition finit par être plate et convenue, elle a le mérite de dégager une sincérité brutale et de proposer une argumentation souvent juste quant à l’aliénation de la femme, malgré quelques ratés et approximations (fallait-il vraiment chercher à démontrer si la putain vaut mieux que la sainte ?).
éd. Grasset, 2006
342 pages
15,20 euros