Regards croisés sur Les juin ont tous la même peau de Chloé DELAUME
DISSONANCES #31
Jean-Marc FLAPP :
Tels pères
Étrange « Rapport sur Boris Vian » qui ne m’a rien appris hormis quelques détails (date-heure-lieu de sa mort) sur l’iconique auteur de L’Écume des jours (qui a été pour moi (comme pour Chloé Delaume et toute une foule d’autres lecteurs adolescents) une révélation lorsque j’avais quinze ans) mais c’est assez normal car le sujet réel de cet étrange rapport s’avère très vite être son auteure elle-même dans ses rapports (précisément) à un trauma d’enfance spécialement violent (« Mon corps avait neuf ans quand mon père a tiré. J’ai perdu mes poupées dans le déménagement. »), aux autres (« Alors j’ai crié c’est pas triste, c’est déchirant, comme déchiré les tissus dedans déchirés, mais pourquoi vous ne comprenez pas, pourquoi vous ne comprenez rien, pourquoi vous ne. »), à la réalité (« Alors à ce moment là je me suis réveillée avec un goût de cerveau dans la bouche. ») et avant tout (c’est sûr) à la littérature qui est où tout cela (l’enfance, les autres, Vian) l’a menée à ce qu’on lit (« Je regarde aujourd’hui s’affairer les faiseurs, les poètes ratés labellisés maudits par autoproclamation, les piètres écrivaillons à l’ego tubercule. […] Alors que ce n’est pas là que ça peut se passer. Se passer, passage, passation. Ce n’est pas aux méandres de la biographie que se joue la littérature. ») et c’est non seulement très beau et émouvant (comme un film en time-lapse où en quelques dizaines de pages haletantes éclot une femme de lettres qui est une fleur de mort) mais aussi et surtout déroutant et puissant et extrêmement concis, dérangé et urgent. Donc très impressionnant. Alors pour Boris Vian (apprendre des trucs sur lui) on fera autrement.
Côme FREDAIGUE :
Chloé cherche Boris
« Je suis la maladie d’un mort à qui je voudrais dire merci ». Ainsi s’énonce le projet de ce court texte de Chloé Delaume qui tient tout autant de l’auto-fiction et du tombeau littéraire que de l’art poétique. Tout part de la lecture de L’écume des jours, de la rencontre fondatrice avec cet écrivain, Boris Vian, « qui ne m’a jamais parlé et qui pourtant m’a dit. » Cela dit, Les juins ont tous la même peau est plus qu’un hommage à celui qui fut à l’origine de sa vocation : Delaume y explore ce qui fait sans doute l’essence même de la littérature, ce lieu hors de l’espace et du temps où communient les mots d’un auteur et l’âme d’un lecteur. Aux antipodes d’un essai désincarné, elle tente de percer l’énigme de cette écriture qui l’a révélée à elle-même un soir des années 80 et nous fait éprouver « physiquement » son aventure de lectrice. Du coup de foudre de « cette nuit-là où j’ai perdu ma virginité de lectrice » au deuil de la séparation : « déjà en moi l’amnésie te dévore », un dialogue impossible cherche son oméga. Si dans l’intimité du texte s’est nouée une rencontre ineffable, l’altérité demeure avec son indépassable frustration. Ce n’est ni « aux méandres de la biographie », ni dans l’exégèse d’une forme au « secret bien gardé » qu’elle trouvera son « Boris Vian Boris ». L’oeuvre ne la renvoie qu’à elle-même qui doit finalement s’avouer vaincue : « c’est toujours moi qui parle ». Pourtant, cet écho fait entendre quelque chose de plus, ainsi Delaume s’est faite Chloé, personnage de fiction bien réel, avec sa langue singulièrement libre, d’une liberté de torrent, grondante et heurtée, qui remonte vers sa source : « le je est obèse de tous ses dévorés. »
Anne MONTEIL-BAUER :
Diffraction de l’adn d’une écrivaine
Elle cherche. Elle, Nathalie Dalain devenue Chloé Delaume. Elle se remet au monde par la mise en fiction d’une histoire familiale terrifiante : son père – qui-n’est-pas-son-père mais elle ne l’apprend qu’en 2004 – tue sa mère devant ses yeux et se donne la mort à coup de carabine et de cervelle dispersée sur son corps d’enfant. Confiée à sa tante, elle erre en Nathalie Dalain. Et puis « une nuit dans les années quatre-vingt, à Houilles, Yvelines (78) », elle lit L’écume des jours. « Je suis tombée au fond de moi, j’ignorais que c’était possible, qu’il y avait un double-fond derrière le derme ». Entre Vianet Nathalie en train de devenir Chloé, ça cause, ça parle, ça dit – fuse, ça dit – ffracte, ça dit – vision de l’adn, ça fabrique un monde. Littéraire. Les juins ont tous la même peau est une porte entrebâillée sur ce monde. L’écriture y est contaminée par l’œuvre de Vian, mais aussi celles de Lewis Caroll et d’Henry James, ça fourmille (rouge) de références, d’échos, de motifs (dans le tapis). C’est complexe (compliqué parfois), c’est une écriture en espaliers, bouturée, pleines de greffes et de rejets. C’est une quête impossible : « J’ai besoin de savoir. De connaître la grille de lecture du grimoire. D’accéder au secret. Sinon à tout jamais ne serai qu’homonculus ». C’est un paradoxe formidable qui rappelle que « Ce n’est pas aux méandres de la biographie que se joue la littérature. Parce qu’elle n’a pas besoin des hommes, qu’elle les traverse sans s’attarder. Qu’au commencement était le Verbe alors que personne n’était là et qu’à la fin ce sera pareil. »
PS : Recommande aussi (peut-être même en priorité ) : Le Deuil des deux syllabes (éd. L’une & l’autre, 2011 – 36 pages)
Julie PROUST TANGUY :
Rapport sur Chloé
Comment écrire son entrée en littérature, quand on se décrit soi-même comme « un personnage de fiction », « la maladie d’un mort. D’un mort extrêmement précis à qui [on] voudrait bien parler » et à qui l’on doit son nom ?
On se demande d’abord comment écrire à un mort – vouvoiement ? Tutoiement ? – et on enquête sur sa vie sans y retrouver vraiment la substance des livres ou du « puzzle » qui formerait Boris Vian, « casse-tête supplice chinois », « distingu[ant] Boris Vian de Boris Vian Boris ».
On entrelace aux dates sues par cœur des fragments de sa propre vie pour former des résonnances entre cris et ravissements : chez Delaume, la quête d’identité passe par une affectivité qui coud, bord à bord, sa fascination pour Vian et les fantômes effilochés de sa propre existence. L’écriture se fait toile d’araignée où le lecteur s’englue dans le rythme saccadé d’une langue « aux croches triples nickelées et aux silences sans rouille » et dans les entortillements déroutants des fils narratifs, certains tissés depuis les romans de Vian et d’autres en provenance des « fragments racornis de la réalité » de Chloé, cette adolescente vêtue des vêtements des morts et des mots des autres, hurlant depuis « cet âge où l’on attend, voire on exige, qu’il se passe quelque chose ».
Au final on écrit moins sur le mort que sur soi-même, sur ce prénom arboré comme une preuve de résilience qui permet d’être, plus que le « personnage d’une fiction à la con, d’un scénario goret, d’un roman familial putride et affligeant », une ombre en devenir, « en forme de soi ».
éd. La Chasse au Snark, 2005 (reprise poche en Points Seuil, 2009)
77 pages
5,10 euros