Regards croisés sur Pornographia de Jean-Baptiste DEL AMO
DISSONANCES #49
Antoinette BOIS DE CHESNE :
Coincée dans la toile
D’abord happée par la quête poreuse et hallucinée du narrateur, entraînée malgré moi dans sa dérive autour du point aveugle d’un giton aussi vite trouvé que perdu ; puis peu à peu engluée dans cette écriture précise et somptuaire qui exhibe survie et misère des multiples travailleurs du sexe (femmes et hommes, garçons ou filles adolescents – voire enfants) et qui détourne les images de cartes postales au profit d’instantanés disséqués de lieux et de silhouettes pris en rafale ; m’accrochant quand même pour traverser les images obscènes et frémissantes dans le dédale qu’on dirait noir et blanc d’une descente aux enfers où les bords du réel vacillent (« Sont-ce les songes qui se déversent dans la réalité, ou la réalité qui envahit un rêve dont il m’est impossible de m’éveiller ? ») ; tentant d’échapper à la scène projetée du meurtre du giton et à la décomposition progressive du corps perdu, m’y heurtant de nouveau, à quatre reprises au cours du récit, en écho rimbaldien au Dormeur du val (« Au bord d’une route, dans le creux d’un fossé, sur un lit de chardons ployés et d’herbes sèches, un giton repose, bouche ouverte. Il a deux trous rouges au côté droit. ») ; me rappelant, s’il en était besoin, que le premier sens de graphia est celui d’entaille du stylet dans l’argile molle – ici la chair éployée ; giflée par le corps en miroir du récitant gagné par un champignon sur le flanc gauche (« […] le fongus croît de plus belle, tisse ses filaments sur la plaie et gagne un peu plus de peau saine. ») ; sortant de là poisseuse et gluante, sonnée par la puissance de cette voix, et me débattant longtemps – pendant et après – dans les fils de sa toile prédatrice.
Jean-Marc FLAPP :
Montée aux Enfers
Dans le décor funèbre, croulant, déliquescent, de la zone portuaire d’une ville tropicale qui n’est jamais nommée mais dont bien des aspects désignent La Havane, un jeune homme échoué erre, se perd et se dissout, de plus en plus hagard, flottant et décharné, comme contaminé par le chaos ambiant, dans la recherche vaine autant qu’hallucinée d’un amant tarifé qui s’est évaporé à peine consommé et qui l’a, ce faisant, à son tour possédé, peut-être ensorcelé, le crucifiant au manque (« Je tremble et la bave macule mon menton. Je porte mes mains à mon visage pour retrouver dans mon haleine, entre mes doigts, l’odeur du giton, le relent de son sexe et de son cul sous mes ongles noircis de sueur et de crasse. »), l’entraînant à sa suite dans la danse macabre, sauvage, échevelée, hypersexualisée tant par désespérance qu’absolue pauvreté, qui emporte et détruit enfance prostituée, touristes dépravés, flics véreux, diables, dieux, sorcières, chiens, porcs, mouches pêle-mêle enlacés, broyés sous les palmiers, et cela donne ce livre qui est un chant d’amour (une ode aux fracassés, aux parias, aux damnés) d’une noirceur extrême et d’une radicale et troublante beauté (celle des photographies d’Antoine d’Agata ou de JP Witkin) car l’horreur y scintille de tous les feux sensuels d’une écriture somptueuse (selon moi habitée par celles de Genet, Wittkop et Guyotat : « J’éprouve le besoin de me vautrer dans cette souillure, d’en jouir impunément. Je ferais alors de moi un homme libre et dévasté. ») et donc si d’évidence c’est à ne surtout pas mettre entre toutes les mains (ça va quand même très loin) au moins est-ce à coup sûr de ces œuvres trop rares qui m’ont bouleversé.
Côme FREDAIGUE :
Splendeur putride
Je referme Pornographia avec un mélange de dégoût et d’émerveillement. Rarement un texte m’aura mis si mal à l’aise tant il questionne notre rapport à l’art. À maintes reprises j’ai abandonné la lecture, saisi par la nausée, à maintes reprises je me suis extasié devant la beauté du style. Cette œuvre aux accents baudelairiens exhale le remugle des chairs pourrissantes et nous plonge dans l’abjection en usant d’une langue baroque si poétique qu’on cède à sa séduction : « Je baise avec ferveur son visage immobile, ses lèvres roides où mousse à la commissure une spume blanche, le renfoncement sublime de ses yeux secs, et mon sexe tendu se glisse entre les lèvres de la plaie, fouille l’éventrement avec frénésie, perce les tripes marmoréennes et baigne mon ventre d’une merde froide. »
On aimerait déceler dans ces pages fangeuses une dénonciation de la misère humaine ou un motif moral qui autoriserait la jouissance esthétique qu’on éprouve en les tournant. Il n’en est rien. Jean-Baptiste Del Amo place son lecteur dans la peau du micheton : on paye son plaisir en consentant à une forme d’avilissement, et nous voici contaminés par un texte aussi toxique qu’envoûtant, à l’image du narrateur qui, après une nuit d’extase avec son giton, voit son épiderme se couvrir de spores « pareilles aux mycètes sur les fruits ou les charognes. »
Ces portraits de prostitués agissent comme le révélateur d’une photo argentique, dévoilant le plaisir morbide dans lequel se complaît l’hypocrite lecteur. Je me garderai donc d’en recommander ou d’en déconseiller la lecture mais soyez certains que si jouissance il y a, elle n’aura rien d’innocent.
Julie PROUST TANGUY :
Le sexe et l’effroi
Un homme erre dans les bas-fonds de la Havane. Étreint par le désir (« Le désir geint et lancine dans mon ventre, nourri par la pourriture de la chambre, l’odeur de sexe crasseux, de bois piqué, de fruit talé, d’urine rance, de sueur tropicale. J’éprouve le besoin de me vautrer dans cette souillure, d’en jouir impunément. Je ferai alors de moi un homme libre et dévasté. »), obsédé par le souvenir idéalisé de celui qui a jadis su le combler, il marche, observant autour de lui les déclinaisons du sexe et de la misère.
Après s’être placé sous la tutelle de Pascal Quignard, Jean-Baptiste Del Amo revient aux sources étymologiques de la pornographie, en transformant son roman en une peinture de la prostitution. Son récit a des allures de galerie de chair pourrie et solitaire, empuantée par le sel, la sueur, la luxure et la crasse. Sa voix se fait tour à tour baroque, mélancolique, lyrique ou terriblement crue : elle oscille entre célébration sensuelle et condamnation macabre (« Elle connaît ces petites femelles affamées dont le vagin semble être un puits sans fond où les hommes s’engouffrent jusqu’à la ruine et elle les jalouse en secret quand elle ne les maudit pas à voix haute. »)
On pourrait toutefois lui reprocher de céder parfois à la provocation facile. L’écriture se mue de temps à autre en pur exercice de style : la surenchère malmène le lecteur et le condamne presque à un rôle de voyeur pervers, qui ne peut que subir la débauche sensorielle agitée par le texte. Cela gâche occasionnellement l’immersion dans ce projet romanesque qui explore, de manière aussi précise qu’hallucinée, nos définitions de l’érotisme et de la pornographie.
éd. Gallimard, 2013
144 pages
14,50 €