Regards croisés sur Vallée du silicium d’Alain DAMASIO
DISSONANCES #48
Antoinette BOIS DE CHESNE :
Damasio, furtivement vôtre
Il n’est pas étonnant de retrouver Alain Damasio, arpenteur des marges et des angles morts, en enquêteur de la Silicon Valley dont le rapport se découpe en sept chroniques et une synthèse sous la forme d’une nouvelle de SF jubilatoire. Sous l’égide de Baudrillard et de son Amérique, publié en 1987 et résolument prophétique, il explore avec ses guides le déjà-là de cette Tech incarnée par The Ring, l’anneau délirant de Steve Jobs : « […] quels habitus et quel éthos […] quels comportements individuels et collectifs cela nous conduit-il à adopter ? ». Le passionnant de l’ouvrage vient, bien sûr et de sa langue et de sa posture : « M’intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte ; l’enfrichement de la forêt plus que son quadrillage ; le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la synthèse. » Une à une il suit les lignes de failles de cet épicentre : ses contradictions et ses paradoxes soutenus, et par un système capitaliste – efficacité, surveillance et productivité, et par notre fascination consentie – chaque innovation renforçant notre dépendance. Cette nouvelle ère se déploie à travers une structure similaire à toutes les échelles : « La frontière est un concept fractal » qui pousse à être à la fois seul mais ensemble, immobile mais en mouvement, corps organique mais mesurable, le métavers réduisant les sens à l’auditif et à la vision, délitant insidieusement nos liens. Nonobstant, Damasio allume ses contre-feux pour alimenter et revivifier notre puissance contre leur pouvoir : éduquer l’IA, ce « nouveau Golem », bricoler la technique, retrouver « l’accorps », enseigner ce nouveau monde. Et inventer, comme il sait si bien le faire, les mots pour le dire.
Jean-Marc FLAPP :
Tintin chez les Technos
Je n’avais jusque là jamais lu Damasio dont on m’avait souvent vanté le grand talent de romancier visionnaire : de Vallée du silicium (qui allait m’ouvrir les portes tant de son univers que de celui de la Tech) j’attendais donc beaucoup… et sans doute un peu trop car cette compilation conçue (ou présentée) comme un « essai technopoétique » où l’auteur « met à l’épreuve sa pensée technocritique dans l’idée de changer d’axe et de regard » ne m’a laissé au final que l’impression mitigée d’avoir lu les carnets d’un genre de Reporter du Petit Vingt-et-Unième rentrant d’une virée au pays des GAFAM. On s’y promène donc (en lisant Baudrillard en taxi sans chauffeur) du siège social d’Apple (vu de l’extérieur seulement car on n’y peut entrer) aux hauteurs de Frisco (zone plutôt huppée) où on picole gentiment en causant avenir avec un programmeur aussi cool que confiant (pour qui IA veut dire « Intelligence Amie ») après qu’on a plongé (par souci d’équilibre ?) chez les zombies urbains (junkies et SDF) qui hantent Tenderloin (zone plutôt pourrie) où des artistes rêvent (c’est vraiment trop mignon) d’un « lieu de vie […] tissé dans une étoffe de soie qui tiendrait chaud à tous ». Bref cela se lit bien (la plume est fort alerte) mais n’apprend pas grand-chose (les calembours poussifs (« Hacker vaillant rien d’impossible ») et trop systématiques (au point d’être énervants) peinant évidemment à tenir lieu de pensée) et le meilleur là-dedans est pour moi la nouvelle (retorse délicieusement) par laquelle on en sort : « Je reste un romancier. M’intéresse suprêmement […] le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la thèse » nous confesse l’auteur – c’est bien ce qu’on en pensait.
Côme FREDAIGUE :
L’imaginaire en circuit ouvert
Damasio aborde la Tech en écrivain de science fiction, c’est tout l’intérêt – et la limite – de son essai. Chaque observation, chaque réflexion, stimule l’imagination créatrice de l’auteur. « Je suis un romancier. M’intéresse suprêmement […] le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la thèse ». On glisse ainsi des questions que soulèvent les taxis autonomes qui sillonnent les avenues de San Francisco à un récit dystopique, la fiction prenant le relais de l’analyse pour la rendre palpable. L’auteur choisit d’ailleurs d’achever son essai par une nouvelle de SF qui s’offre comme une conclusion ouverte. La poésie s’invite également, travaillant le lexique pour forger des néologismes évocateurs : « abracadata », « cyberner », « hyperstitions », comme autant de trouvailles qui donnent chair aux idées.
Assumant le risque de la subjectivité, des biais et des errements, Damasio fait sienne la formule de Montaigne et s’emploie à « limer sa cervelle sur celle d’autrui ». Développeurs, sociologues, artistes livrent leurs point de vue, éclairent tour à tour une facette de l’homo numericus. Le climat des conversations est restitué avec justesse, celles-ci conviant le lecteur à s’immerger par procuration dans les entrailles de la vallée du silicium.
Là où le livre est moins convaincant, c’est lorsque l’essayiste s’oriente sur le terrain de la politique. Porté par un vitalisme un peu naïf, le propos peine à se dégager de la dialectique dystopie/utopie, avec le sombre miroir d’une société déshumanisée par la machine d’un côté et la figure du zadiste connecté en modèle d’évolution de l’autre. Ceci dit, à défaut de tracer un chemin, Damasio ouvre la perspective de fort belle manière.
Julie PROUST TANGUY :
OK Boomer
Les innovations technologiques nous empêchent-elles de créer des liens sociaux ? Le mésusage de la technologie finira-t-il par nous priver de notre humanité ?
Damasio se propose d’explorer, en quelques chroniques hybrides, notre assujettissement aux technologies et au numérique, leurs conséquences sur nos corps, nos psychés et notre capacité à faire communauté. Il cherche ainsi à offrir un pendant concret à l’univers tissé dans Les furtifs, son dernier roman, en revendiquant régulièrement, au fil des pages, son identité profonde de romancier (« M’intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte ; l’enfrichement de la forêt plutôt que son quadrillage ; le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la thèse »).
Hélas, si l’auteur semblait initialement vouloir offrir des Lettres persanes technologiques, il semble plutôt faire figure de Candide dépassé par ce qu’il voit et peine à transmettre : son propos confus montre une compréhension mal digérée du discours marketing d’Apple et des GAFAM. Tout cela éblouira peut-être les personnes maîtrisant peu le sujet mais agacera prodigieusement ceux qui l’ont un peu exploré, étaient curieux de voir ce qu’un auteur de SF avait à dire sur le sujet et seront révoltés qu’un écrivain aussi ouvertement engagé ne remette pas davantage en cause les défaillances systémiques de la Tech.
Notons, enfin, que les cabrioles linguistiques auxquelles l’auteur nous a habitués depuis un quart de siècle rendent son propos d’autant plus confus : réjouissantes quand il s’agit d’accoucher/aboucher un univers, elles ne conviennent pas à une technocritique qui finit par ressembler à un exercice de style mal maîtrisé.
éd. Seuil, 2024
336 pages
20 euros