Regards croisés sur Madman Bovary de CLARO
DISSONANCES #20
Jean-Marc FLAPP :
Vous avez dit Mad man ?
Estée s’en est allée et son amant largué choit vertigineusement dans le manque absolu, souvenirs et phantasmes lui pilonnant la tête, le vrillant, le vidant, et il en crèverait… sans Madame Bovary, bouée providentielle qu’il saisit au hasard dans sa bibliothèque, nouvelle dimension (diversion, rédemption) qui l’aspire et on y est : « c’est l’entrée en matière de » Madman Bovary, et ces premières pages sont d’une grande urgence et de toute beauté : « Le souvenir ! le souvenir ! La branche casse, enfin. Je n’ai même pas le temps d’en recueillir la sève et de la porter à mes lèvres se sont refermées sur le nom d’Estée m’a quitté. » La suite est la plongée épique et déjantée (le trip halluciné, descentes et montées s’enchaînant effrénées) de l’amant éconduit dans le roman qu’il lit (cite, revisite, récrit), dans la vie de Flaubert (qu’il rencontre sous terre dans une scène digne du Morwyn de Powys), dans le reste de l’œuvre (douce Félicité traversant ce chaos en toute simplicité), dans l’ici-là de visions éclatant au contact de la littérature et de la réalité. Tout cela techniquement rien moins qu’époustouflant, la mise en place parfaite (de la moindre virgule au texte tout entier) prouvant un vrai métier… et c’est cela sans doute qui fait que ce roman pourtant très étonnant ne m’a pas au final autant bouleversé que ses premières pages me l’ont fait espérer. Trop virtuose et savant, trop sûr de ses effets pour ne pas, selon moi, quelque peu simuler : pas si fou que ça, le madman…
Côme FREDAIGUE :
Pathologie de la lecture
On connaissait le syndrome de Stendhal, cet état de folie, de confusion mentale provoqué par la contemplation d’une oeuvre d’art, Claro invente un syndrome de Flaubert avec un récit qui nous entraîne dans une plongée vertigineuse au cœur de l’univers flaubertien. Madman Bovary raconte une lecture à laquelle s’abandonne un amant délaissé pour se guérir d’une passion. Cure ou pathologie ? C’est du statut même du lecteur dont il est question dans ce livre. L’héroïne de Flaubert, victime de l’illusion mimétique, voulait faire de sa vie un roman, le madman Bovary prolonge l’expérience en faisant du roman le réceptacle de sa propre existence. Mais à la différence d’Emma, ce narrateur fou ne bovaryse pas. Rien de romanesque en effet dans cette oeuvre déroutante où le protagoniste s’identifie moins aux héros de Flaubert qu’il ne les parasite, les transforme en avatars de sa propre pathologie : le texte de Flaubert est vampirisé, son encre coule dans la prose de Claro qui s’en abreuve pour construire son propre univers, singulièrement, magistralement : « mais me voilà inscrit dans Madame Bovary, dans son implacable registre, et qui plus est doté d’un statut étrange, puisque ni personnage – c’eût été plaisant – ni décor – nulle transmigration – mais mouvement même de la lecture. » C’est un exercice de perversion virtuose qui, s’il sollicite une participation active du lecteur, affirme avec force son pouvoir créateur, un livre qui délivre, une invitation à devenir les auteurs de nos lectures.
David CHARIVARI :
Flaubert dégoupillé
À la suite d’une rupture amoureuse fortement symbolique, un narrateur se glisse dans le texte de Flaubert, comme dans un lit. Commence un chassé-croisé jouissif entre la norme et l’écart, l’amour et le deuil. À la suite d’une rupture amoureuse fortement symbolique, un narrateur se glisse dans le texte de Flaubert, comme dans un lit. Commence un chassé-croisé jouissif entre la norme et l’écart, l’amour et le deuil. Intrigue, personnages, chronologie, linéarité rassurante du roman volent en éclats. Impossible pour l’œuvre d’accéder à la modernité sans rompre avec les normes qui conditionnent son émergence. Roman cherche Duchamp. Le romanesque se transforme sous les doigts de Claro en espace allusif, saturé de références, de télescopages textuels, brouillard de mots propice aux fantasmagories d’un narrateur auteur lecteur qui travaille la matérialité du livre flaubertien afin d’en montrer le réalisme factice et revenir au réel du texte – le seul tangible. La spatialité se réorganise à la surface de la page en jeux typographiques et sémantiques, en décalages entre le signifié présent et son référent inaccessible. La temporalité épouse le rythme de la phrase et l’arbitraire des découpages en paragraphes, parties, chapitres. « Je suis le temps des pages tournées de Madame Bovary. Leur maudit tam-tam » (p. 27). Le roman devient poésie, textualité pure, écran de projection d’un imaginaire parcouru de sensations, d’images, d’une présence narrative fantomatique et – même – de bouts d’histoire (l’étrange père au sexe raide de la page 56). Enfin les « cheveux poussent à l’envers » (p.43). Dieu n’est pas un artiste. Claro si.
Ariane MOLKHOU :
Échoir : se conjugue avec être
C’est à se demander s’il est mort. Je n’en peux plus. Que voit-il ? Rien, et après ? Toujours rien, alors quoi ? Alors, un livre par lequel tu te sauverais parce que, désormais, ici-là a le goût du dernier baiser d’amour. Un homme se cherche en tous les personnages : ouate, ventouse, infusions, cachets, essences, Charles, Emma, Homais. Il sera le pharmacien, c’est plus sûr. C’est à se demander s’il est mort. Je n’en peux plus. Que voit-il ? Rien, et après ? Toujours rien, alors quoi ? Alors, un livre par lequel tu te sauverais parce que, désormais, ici-là a le goût du dernier baiser d’amour. Un homme se cherche en tous les personnages : ouate, ventouse, infusions, cachets, essences, Charles, Emma, Homais. Il sera le pharmacien, c’est plus sûr. Si seulement ce n’était qu’une fièvre, c’est une impossibilité de survivre. L’oublier ? Etre un personnage de roman c’est ne pas pouvoir oublier, c’est être condamné à s’oublier soi-même. S’en prendre à l’agonie de sa phrase, bovaryser lentement ses racines, charpie, cautère, pinces, bistouris, oui tu as dit le cœur, tu as dit codéine, chloral, magnésie : les pages se tournent à mesure qu’un homme se détourne de l’intérieur. Combien de temps pour cesser d’aimer ? Jamais, je ne cesserai d’aimer ! la vie ! la vie ! l’entonnoir enfoncé dans la gorge, la vie ! la vie ! Une phrase comme on partirait à la guerre, aloès, sulfate de quinine, une sorte de phrase hurlant la douleur ou la mort, peut-être la mort de la douleur. Avale Madman Bovary comme tu avalerais avant l’aube un puissant argentier de céramiques possiblement vivantes. Lis ce livre en haute mer suspendu dans l’enfer d’un mât pulvérisé, insiste, cogne, érafle sans quoi tu passerais à côté. La phrase de Claro tourne à la vitesse dont on voit le jour traverser la peau et l’espoir où je pense. ça gicle le crépuscule,
éd. Verticales, 2008
208 pages
17 euros