Coup-de-cœur d’Isabelle GUILLOTEAU pour Les Douze d’Alexandre BLOK
DISSONANCES #45
« Le vent fait la fête, la neige tournoie, / Douze hommes marchent dans le noir ». Qui sont-ils ? Soldats ? Forçats ? Fugitifs ? Ivrognes ? Apôtres d’un poète anarchiste ? Ils avancent dans l’hiver russe, s’enjoignant à l’insurrection, avec des mots qui claquent : « À l’assaut, à l’assaut de la terre, prolétaires ! […] Marquez le pas révolutionnaire ! » Ils ont la révolution au cœur, ils en sont l’âme. « Et ils vont, sans Dieu ni maître / Tous les douze – ils sont liés / Prêts comme on peut l’être / Prêts et sans pitié ». Liés comme ces douze poèmes qui n’en forment en fait qu’un, la progression des hommes assurant la continuité narrative de la chevauchée rebelle.
À travers ce texte écrit en janvier 1918, Alexandre Blok, saisi d’une rage qui s’incarne dans la fascination – réciproque – pour les Bolchéviques, est aussi traversé par une tempête onirique, tel un Sturm und Drang russe, et il nous entraîne dans son tourbillon. Sous un déluge musical, Les Douze opère ainsi un bouleversement rythmique en abolissant la distance entre la cadence de la langue versifiée et celle de la langue parlée. Poème majeur d’une révolution politique et littéraire, ce texte inaugure la poésie russe de la modernité : « Ancien monde, chien sans maître / disparais ou je te tue ! »
Coup de dés ou hasard, à mesure que les douze tracent leur voie dans la nuit, la voix du poète se découvre dans son propre inconnu. Et par une ultime vision, « Sous le drapeau de sang qui danse / Invisible dans le vent / Insensible aux tirs hurlants », la figure du Christ, « roses de neige sur la tête », avançant « d’un pas léger sur la tempête », vient clore splendidement la marche hallucinée du poème.
traduit du russe par André MARKOWICZ
éd. Mesures, 2021
84 pages
20 €