NABE Marc-Edouard | Au régal des vermines

Regards croisés sur Au régal des vermines de Marc-Édouard NABE
DISSONANCES #29

00 régal (2)

Jean-Marc FLAPP :
Vomir en beauté
Sortant une fois de plus secoué et enchanté d’Au régal des vermines et devant en parler, on cherche l’Adjectif qui peut qualifier ça  : peut-être tonitruant ? C’est splendide en tout cas : ça fuse sans une pause, très brillant, très méchant, ça cogne tous azimuths avec acharnement, avec une énergie proprement effarante (contagieuse, réjouissante), un style éblouissant, un humour monstrueux et le souci constant de se rendre détestable auprès du maximum (« La communication avec les autres aboutit à une dispersion de soi. Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tuer.  ») de sorte qu’au final réchappent du carnage (en pages extatiques) à peu près seulement : les Noirs (s’ils détestent les Blancs), le Jazz (sélectivement), le quatuor Bloy-Powys-Céline-Suarès, les femmes (animales), sa femme (leur Amour), ses parents, les bébés, les vieillards presque morts… et la Littérature – c’est plus que suffisant : tout le reste, dehors (après l’exécution) ! Les premières victimes étant évidemment les plus tabou possible (ça fait partie du plan) on ne s’étonnera pas que ça ait fait du bruit en France il y a trente ans : ça en ferait encore – si ça tant est que ça sorte : vraiment trop incorrect. D’aucuns objecteront : provocation puérile, excès de tout en tout, positionnements douteux… je dirai qu’on s’en fout : ce freluquet braillant « Moi ! Moi à cœur ouvert ! Pourriture de moi dans un premier livre. » et qui attend « les Typographes et le Messie » en pissant à jets de feu (parfaitement dessinés) sur toute l’Humanité, c’est la Littérature qui se remet à bander : je trouve ça très sain. Trop rare évidemment : on attend le prochain.

Côme FREDAIGUE :
Osez Nabe !
J’ai beau n’être ni juif, ni pédéraste, je sens bien, tant sa malveillance est universelle, l’abjection que je ne manquerais pas d’inspirer à l’auteur d’Au Régal des Vermines. Pourtant, ces tombereaux de haine que Nabe me vomit au visage, j’en redemande après avoir refermé son livre. Son lyrisme sale criblé d’humour noir m’emporte malgré moi, viole les grilles de lecture préconçues, les poncifs moraux et me catapulte par-delà le bien et le mal vers un orgasme esthétique. Est-ce malsain ? Tendancieux ? Dois-je me flageller d’éprouver un plaisir coupable en lisant ces pages saturées de « youtre », « boche », « pédé » et autres ordures ? Lire Nabe, c’est s’aventurer en terrain miné, prendre le risque de l’ambiguïté là où la prose immaculée des bonnes âmes ronronne de rassurantes mélodies, quitte à nous endormir. Voici un écrivain qui a vendu son âme au style, pour qui « le fond, c’est la forme ». Mais il n’affirme, aussi virulent soit-il, que des convictions littéraires ; sa rage est un catalyseur poétique, une source inépuisable d’infinies variations. Il faut que ça swing ! Et tant pis (ou tant mieux) si ça dissone : « C’est le cri qui compte, la gerbe de vomi sur le guéridon. Qu’importe si elle fermente ! » Que l’on puisse juger cette œuvre à l’aune de son soi-disant contenu idéologique, m’apparaît finalement aussi absurde qu’une critique du Vidal au Masque et la Plume. Seul importe le tranchant de la lame, et le bonheur d’y glisser.

Anne-Françoise KAVAUVEA :
Bon appétit !
La littérature peut-elle ne se nourrir que de haine ? On accuse Marc-Edouard Nabe des pires maux : c’est un malfaisant, un vindicatif, un imprécateur… Autant de qualités attrayantes a priori, il faut l’avouer. Pourtant, il me semble que le fiel est l’encre qu’il utilise pour bâtir une œuvre et se créer le visage d’un écrivain (un vrai !) A chaque page d’Au régal des vermines se manifestent les outrances de formules gravées pour heurter. La volonté de déclencher l’exécration ou l’adulation imprègne tout le livre, à tel point que cette lecture devient un jeu au cours duquel je me demande quel nouveau thème suscitera son ire. « Si j’étais sûr que le monde disparaisse avec moi, je me flinguerais sans sourciller. Mais je méprise le suicide. Et je vous emmerde. » L’ordure dans laquelle il engloutit l’univers, leitmotiv répété jusqu’à la nausée, suggère que Nabe est un sale gosse, un adolescent jouant les Stavroguine (c’est étrange : je ne me souviens pas de ce qu’il a pu écrire sur Dostoïevski). L’apparente coprolalie compose en fait un langage parfaitement maîtrisé, châtié jusqu’à l’excès, qui m’interroge sur la sincérité d’un auteur doué, mais à la vision du monde intentionnellement  violente : les gémonies auxquelles sont voués tous ceux qu’il évoque ne sont qu’un enfer stéréotypé. Où se cache alors la spontanéité considérée comme une marque de fabrique de l’auteur ? Je ne parviens pas à la percevoir, tant j’ai l’impression d’être engluée dans une posture esthétique d’ailleurs confirmée par le marketing innovant d’un écrivain plus calculateur que spontané.

Julie PROUST-TANGUY :
Voyage au bout de la haine ?
S’auto-saboter dès le premier ouvrage, en crachant, entre haine et provocation, sur son futur lecteur. Faire le catalogue de ses détestations (la mollesse littéraire et politique française, les noirs, les juifs, les homos, les cathos, le libéralisme, l’incompétence, l’enseignement… en bref : l’univers tout entier, auteur compris) et de ses admirations (Bloy, Céline, Rebatet, Thelonious Monk, la femme-sexe) sans « s’enfiorituriner élégamment ». Créer un livre comme un système fermé qui exclue le lecteur (« Nous ne sommes pas isolés : nous sommes isolants ») mais le force à bouffer, sans distinction, éclairs de justesse et éjaculations de pourriture.
Comment ne pas être sensible au personnage Nabe et à son envie d’en découdre avec un monde littéraire réduit à la vieille bourgeoisie de St Germain des Prés et de faire exploser les conformismes à grands coups de « Je truffé d’échardes » donnant «  le plus mauvais » de lui-même, exhibant «  un passé très lourd de bâillonné aigri d’emblée, un casier de galérien méconnu, de petit otage des barbaresques » et préconisant « l’extermination intégrale et sans discussion  » des stupidités propres au monde moderne ?
Mais comment prendre au sérieux cet Alexandre Jardin de la haine qui se complait dans une sauvagerie adolescente fière d’être vite-torchée ? Ses éclats de vérité anarchiste ou de rare beauté stylistique sont noyés dans une verbeuse, « sinistre et cynique puérilité » qu’il revendique et qui gâche, hélas, ce qui aurait pu être une entrée en littérature fervente, furieuse, sincère et radicale.

éd. Bernard Barrault, 1985 / éd. Marc-Edouard Nabe, 2012
304 pages
25 euros