GUERRY Philippe (extraits)

DISSONANCES #45 | TOXIQUE
Poison lent

« L’habituation au travail procède par une lente précoce et constante mithridatisation. L’habituation au travail procède par autorité parentale par instruction par inscription par renouvellement d’inscription par formulaire par assurance par adhésion. L’habituation au travail procède par carte scolaire par découpage par ramassage par classe par niveau par groupe par sous-groupe par option. L’habituation au travail procède par devoir par notes par récompenses et punitions par carotte et par bâton par acquisition par validation par compétences par orientation par avis du conseil de classe par passage dans la classe supérieure. L’habituation au travail procède par stages par convention par diplôme par brevet par certificat par attestation par équivalence par compensation par mention par félicitations par unanimité du jury. L’habituation au travail procède par acceptation des cookies par vœux par saisie par enregistrement par algorithme par sélection par classement par proposition par acceptation. L’habituation au travail procède par recrutement par profil par candidature par curriculum par motivation par rejet par entretien par valeur ajoutée par qualité par défaut. L’habituation au travail procède par signature par contrat par… »

DISSONANCES #41 | OPIUM
Tartine d’opium

« Opium, c’est le nom du chien. Il pue, il a la langue toujours pendante au ras du sol, ses poils font des nœuds. Le temps qu’il lui reste à vivre, il le passe à dormir sur sa vieille couverture sale. Il n’a jamais été très vif, même quand c’était un jeune chien. C’est une bonne pâte, comme on dit. Opium, c’était un nom pour lui.

La maison est chargée des senteurs d’Opium. Son halètement fétide, son pelage qui déplace la poussière, ses pattes qui traînent la misère, et sa queue en diffuseur d’ambiance. Quand des gens viennent à la maison, on les voit à coup sûr tordre le bec, et chercher discrètement un coin où ça sentirait moins, près d’une fenêtre qu’ils entr’ouvrent en prétextant avoir trop chaud, « si ça dérange pas ». Ils s’assoient du coin des fesses sur un coin de canapé, ils trouvent des ruses pour se cacher le nez dans un foulard, ou dans une écharpe, ou en se pinçant discrètement les narines. On le voit, nous, évidemment, ça nous fait marrer, on en plaisante. On charge le clebs. Les gens font mine de rire, par politesse, mais on sent bien qu’ils le… »

DISSONANCES #36 | LA VÉRITÉ
Palais d’émail

« La vérité, c’est que le Père Noël n’existe pas, que la petite souris n’existe pas non plus et que ton père, n’insiste pas, n’existe plus. Voilà : tu voulais savoir et maintenant tu sais. Le pôle Nord n’existe pas, les lutins n’existent pas, les palais d’émail laiteux constellés de petites tâches de plomb vert bouchant les caries n’existent pas non plus, et ton père se repose, oui, mais d’un repos éternel, tu vois ? Pas du repos réparateur d’une croisière au soleil, le dos lové dans un transat plein sud et la sieste par-dessus le marché. C’est ça la vérité, c’est dur, et c’est dur tous les jours pour moi aussi, pour moi surtout, parce que je n’en peux plus, je ne peux plus étendre davantage, tirer davantage de grands draps blancs mensongers, je ne peux plus la masquer, la vérité, plus l’occulter, elle déborde, elle est plus grande que moi et j’ai beau vouloir la contenir, elle est là qui veut te tomber dessus, qui veut te fondre dessus et te battre comme linge, et alors, la vérité, je n’en peux plus de l’affronter, de lui faire rempart de mon corps, de m’arc-bouter sur des fadaises érodées chaque jour par tes yeux implorants. La vérité, c’est que je m’effondre, que je cède, que je vais la laisser s’abattre sur toi et que tu vas en prendre ta part et t’en débrouiller, de cette… »

DISSONANCES #27 | ORGASMES
Par où tu passes

« Tu me parles toujours des mêmes paysages. Un ruisseau qui serpente, qui te chatouille les orteils, puis des ruisseaux, arrivant de partout, qui se concentrent pour faire des vagues, des petites vagues d’abord, qui font frémir tes mollets et font te mordre les lèvres, puis des vagues moyennes – et tu mimes alors de tout ton corps le mouvement de ces vagues – puis de grosses vagues – et ton corps dessine l’ample mouvement d’une onde – et puis tu me parles d’un torrent que forment ces ruisseaux, un torrent qui déplace des cailloux, un torrent puissant qui déborde ses berges, qui emporte tout, qui submerge, qui inonde, qui visiblement te fait perdre pied et – je ne comprends pas par où tu passes – toute cette quincaillerie fluviale débouche sur un volcan, un monstre éruptif, grondant, tellurique, qui après les pieds te fait perdre la tête, tu dis n’importe quoi, tu te crois n’importe où, des fumées blanches t’arrachent des larmes, tu cherches aveuglément ton… »