BÉGOUT Bruce | Le ParK

Regards croisés sur Le ParK de Bruce BÉGOUT
DISSONANCES #21

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Jean-Marc FLAPP :
Bienvenue à Le ParK
En couverture un crâne de Jérôme Durand comme un avertissement : ce qui attend le lecteur est aussi fort et froid. Le lecteur n’a pas peur ? Se déploie devant lui la baroque vision d’une île en eaux malaises consacrée toute entière par son propriétaire au divertissement. Cette île c’est Le ParK qui est la synthèse de luxe, obscène et pour le fun, de tout ce qui est parc : d’attractions avant tout puisqu’il s’agit d’abord d’y faire de l’argent, Le ParK est méta-parc puisque, son thème unique étant l’enfermement, il mêle casinos, camps de la mort, hôtels, prisons, musées, zoos (grouillants de figurants plus ou moins consentants) où les heureux élus (cent visiteurs par jour) en toute sécurité en étant au plus près s’offrent le grand frisson du voluptueux spectacle de l’asservissement… comme le fait le lecteur. Car selon moi au moins une des grandes réussites de cette métaphore hautement politique du monde où nous vivons (où réel et virtuel, argent et création, sauvagerie primale et haute technologie se mêlent pareillement), c’est de créer le malaise. Rapport plus que roman (intrigue et personnages réduits au mimimum, nul affect apparent), Le ParK me met en cause car si ce qu’il dénonce (dénonce-t-il d’ailleurs ?) me révulse bien sûr, il est tellement brillant et vrai et distancié que je lis jusqu’au bout, fasciné, haletant : tout autant que produit et extrapolation d’une époque indécente, Le ParK est un miroir où je me vois voyeur, donc pas si innocent. C’est fort… et inquiétant ?

Côme FREDAIGUE :
Promenade en pays claustral
On pourrait croire qu’il s’agit d’un livre de science-fiction, d’une contre utopie à la Orwell, d’un livre d’anticipation inquiétant, mais pas trop, juste pour se faire peur et cauchemarder tranquillement à propos d’un futur par essence hypothétique. Seulement voilà, Le Park n’est pas à proprement parler une fiction. Bégout n’invente rien, ou si peu, il synthétise des réalités que l’on ne considère d’ordinaire que de façon fractionnée. Tel est le postulat du livre : mettre en relief, sous leur apparente hétérogénéité, l’homologie entre les diverses formes d’enfermement.
Considérer d’un même point de vue camps de concentration et parcs d’attraction pourrait sembler artificiel si le rapprochement ne s’établissait à l’aune d’un critère redoutablement objectif, celui de l’architecture. Se dévoilent ainsi les obsessions qui travaillent nos sociétés : la dictature de la jouissance, l’éthique du spectacle, la peur surtout qui érige ses enceintes pour contenir ce qui en nous déborde, quantifier l’insondable et créer ainsi l’illusion d’un univers maîtrisable : « Le parcage est la solution pratique à la crainte paralysante de l’illimité ».
La réussite de Bégout tient à la façon dont est mise en scène cette folie claustrale, car là où prévaut l’obsession des limites, l’auteur s’emploie à abolir les frontières, brouillant la séparation entre divertissement et asservissement, pervertissant les rapports sociaux, agrégeant tous les discours moraux possibles. Il bâtit ainsi un livre monstrueux, dont on sort avec un sentiment de malaise. Un malaise salutaire ?

Anne-Françoise KAVAUVEA :
Fatale attraction
D’abord il y a une île, de celles dont Deleuze disait qu’elles sont « d’avant l’homme, ou pour après  », promesse de paradis, enfer possible, lieu circonscrit par des frontières perceptibles, désert, jungle… Le Park est tout cela à la fois. On n’entre pas facilement dans cet espace étrange et pourtant familier, au large de Bornéo, qui accueille des visiteurs acceptant de se soumettre à des règles drastiques. Le ParK, en effet, est un lieu que l’on ne peut visiter seul. Son plan retors se dévoile de place en place, dans une suite infinie de décors reproduisant tous les cauchemars de l’humanité, de la naissance présentée comme une furieuse chevauchée sur des spermatozoïdes, à la mort que l’on rencontre à chaque recoin. En effet, les zones du ParK se succèdent sans ordre apparent, se mêlent parfois en une parade obscène, parcourues au hasard par des visiteurs à l’identité incertaine. Le « je » n’y a guère de place, il se dissout comme si l’individu se fondait dans une incompréhensible humanité. Le mal est donné en spectacle ; les visiteurs évitent de se mélanger aux habitants, acteurs malgré eux de toutes les tragédies du monde. Ceux qui se perdent courent le risque de rejoindre ces cohortes misérables de détenus qui, paradoxalement, sont les seuls à vivre… Lieu infernal, Le Park est à l’image du monde et de la vie, parcours hasardeux qui ne se révèle qu’après, lorsqu’il est trop tard. Entre Froid et Lumière (Kalt et Licht) s’offre ainsi un concentré de tout ce qui nous attire et nous révulse à la fois, nous, humains captifs et assoiffés du spectacle d’un monde dont la raison d’être nous est inaccessible.

Ariane MOLKHOU :
Nowhere life
Nulle part où vivre. Ni dans l’armée des pulsions du ParK ni en dehors puisqu’il les contient toutes : odeurs d’urine, distributeurs d’espérance, capteurs à testostérone, jets de naïades rotatives, courses de bagnards, fanfares hormonales, lâchers de hyènes sous heavy metal, féérie de lumière cartoonesque, cortex en crachat. Je suis le lecteur puis le visiteur, l’observateur, l’otage, voire l’occurrence des atrocités humaines. Que penser du crématorium bleu tropique puisque tout est déjà pensé ?
Au-delà des limites géographiques, mentales et morales : mon ticket pour Mickey-Treblinka devient valable. Plus de clôture à l’innommable. Pas même le pourtour d’une enceinte. Ici est la géographie de la condition humaine dont je ne peux m’extraire. Pas d’intériorité à ce lieu. C’est le lieu même d’exister qui me manque. Mais pendant qu’on franchit les limites du no limit et que l’hypertrophie joue à plein l’orgue des barbaries, demeurent les objets du quotidien : benne à ordures, cuisine collective, kiosque à journaux. Ce n’est pas tant le chaos et l’horreur qui provoquent l’effroi que la permanence des gestes ordinaires.
Ne t’attends pas à un essai philosophique, prépare-toi plutôt à bouffer la foudre. Sois prêt à devenir danseuse polychrome et luisante prenant d’assaut des hommes saccagés de pestilence sous vibration furibarde. Pas de fiction qui ne dise le réel. Jusqu’à quand supporter l’inacceptable conditionnement ? Bruce Bégout ne précise pas. Tu es libre.

éd. Allia, 2010
152 pages
6,10 euros