JAUFFRET Régis | Claustria

Regards croisés sur Claustria de Régis JAUFFRET
DISSONANCES #23

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Jean-Marc FLAPP :
Face à l’inconcevable
On s’en souvient sans doute : printemps 2008 au pays de Hitler, Freud et Thomas Bernhard, Elizabeth Fritzl sort enfin de la cave où son père l’a cloîtrée vingt-quatre ans avant – elle en avait dix-huit – et lui a fait sept enfants nés en captivité dont trois qu’il lui a pris et a pu adopter, sa femme les élevant sans poser de questions. Ce fait-divers sordide constitue la matière dont Jauffret a nourri son roman Claustria, œuvre massive, toxique, mêlant de main de maître – inextricablement – réel et création, avalant le lecteur pour le faire descendre au plus sombre et profond des bas-fonds de l’humain, là où est à l’état pur, sauvage et virulent malgré tous les efforts de civilisation, ce qui fait ce qu’il est : pulsions d’amour, de mort, peurs primales du noir et de l’enfermement, instincts de conservation et de reproduction, obsession du contrôle, besoins de possession, protection, trangression… On sait cela bien sûr : Jauffret ne révèle rien, à ce niveau au moins. S’il compile, imagine, relie entre eux les faits, s’il compose et publie ce roman étouffant n’accusant que rarement (la mère, la société), c’est sans doute avant tout pour faire partager son incompréhension et son effarement face à ces vingt-quatre ans de tortures et de viols (qu’il ne décrit jamais), face au mal absolu et sa banalité, face aux moments de bonheur qu’ont forcément vécus les membres incestueux de cette famille de rats pour survivre à tout ça – face au mystère humain. On sort de là secoué et pour longtemps hanté : haute littérature qui fait un tel effet.

Côme FREDAIGUE :
Ce livre est une œuvre de fiction
Jauffret, c’est le nom de ce type qui m’a enfermé dans un roman sans issue.
Jauffret se situe exactement là où l’écrivain peut dire quelque chose du monde, sur cette arête tranchante de la fiction qui n’est ni invention ni reportage. Le mensonge serait de prétendre à une quelconque vérité. « Il est écrivain, il n’enregistrera pas, il ne prendra même pas de photos.  »
Jauffret enchaîne à sa prose des êtres de chair et d’os en les affublant d’intentions, de pensées, de sentiments qu’ils n’ont jamais eus. Plus qu’un mensonge, Claustria est une perversion de la réalité. « Le plaisir est au bout de l’horreur.  »
Jauffret est un immense écrivain. Sa phrase charrie jusqu’à nous quelques fragments d’enfer. Un coin du voile levé sur l’indicible. « Nous vivons dans un morceau et nous sommes des miettes de morceaux »
Jauffret bande-t-il encore ou son inspiration est-elle devenue si flasque qu’il lui faille la raviver avec un bon gros fait divers bien sordide ? «  Il s’accroupissait, posait son pénis sur son visage. Mais la puanteur l’incommodait et son érection tombait »
Jauffret a écrit une fiction ?
Soit.
Cette cave est donc la sienne, « fruit de la création de son auteur ».

Anne-Françoise KAVAUVEA :
Claustrum Austriacum
Passer le seuil de ce lieu double, de ce livre qui se referme en s’ouvrant, c’est engager un chemin de douleur dans la pénombre, les miasmes, la viscosité des murs qui suintent le mal, celle des sentiments qui n’en sont pas, celles des émotions qui meurent en naissant, comme l’enfant du désir criminel, qui à peine sorti de la moiteur utérine se refroidit à l’humidité de la cave – sinistre parodie de foyer, avec ses rituels : Noël en famille, le père-grand-père-époux subi, aimé et haï, aimant, violent, violant, règne sur ce monde en miniature dont la seule échappée se fait par l’écran du téléviseur ; non, le monde ne se touche pas, ne se respire pas, le soleil ne caresse rien de ses rayons, la lune n’adoucit pas le ciel d’hiver, jamais l’odeur de l’herbe n’apporte l’été, et même, les mots se vident de sens ; la solitude accouche d’une pauvre langue, incapable de transmettre la subtilité d’un émoi, la fragilité d’une idée.
Non, le monde n’existe pas, il n’est qu’une image, qu’un récit de la bouche de cet ogre-amant : l’humanité a disparu. Sauf, peut-être, et c’est ce qui rachète une lecture pénible, en cet enfant nommé R®oman – et par qui la fiction rejoint le sinistre réel.
Récit-tour de force mais vain. L’écriture habile se met au service d’étranges thèses, jusqu’à la nausée. On pense à Emmanuel Carrère, parfois, dans le ton adopté, à la fois proche et distant. Mais que reste-t-il d’autre à la fin que ce malaise ? Peu de choses et, le livre refermé, on oublie cette douleur, ce cheminement qui n’en est pas un, cette cave vouée à la disparition.

Julie PROUST-TANGUY :
Un roman-monstre complaisant
Relire le mythe de la caverne en s’inspirant d’un fait divers atroce – l’affaire Fritzl : il y avait de quoi prétendre au chef d’œuvre. Comment ne pas vouloir applaudir à ce projet brillantissime : une relecture platonicienne de la vie de ce petit peuple de la cave, qui, entre viol et maltraitance, voit son salut dans le monde fictif de la télévision, promesse impossible de libération ?
Jauffret n’est hélas pas Platon, capable de faire émerger, dans les détours mensongers du récit, la vérité froide du mal ordinaire. Il n’est que l’apprenti-sorcier de Dukas, débordé par sa fascination pour son propre projet, ne maîtrisant plus les débordements de son propre style. A trop vouloir étendre l’expérience individuelle à celle de tout un pays, enclos sur son rejet du passé, il s’autorise des raccourcis intellectuels desservant sa fiction. A trop vouloir épuiser le sens de chaque scène, pour en faire vomir la durée nauséabonde, tout en se réfugiant derrière une pseudo-neutralité journalistique, il se perd dans un cycle de fascination-répulsion qui infirme ses desseins et projette le lecteur hors-texte, le laissant perplexe, face à ce cycle de condamnation-observation dans lequel on l’enserre, et face à ce « guide » semblant se complaire, aveuglé, dans les ombres d’un projet dont il prétend se détacher.
Englué dans la noirceur fictive qu’il prétendait disséquer, Jauffret échoue à créer un grand mythe moderne et reste enfermé, à l’instar de ses personnages, dans la caverne du fait divers.

éd. Seuil, 2012
536 pages
21,90 euros